Il s’appelle Rodriguez, a une tête d’Amérindien et chante le spleen et la déglingue des quartiers miséreux de sa ville, Detroit (États-Unis). Rien, a priori, pour séduire une jeunesse sud-africaine blanche et nantie dans les années 1970. Sauf la fêlure de sa voix, la puissance de ses textes et l’irrésistible grâce de ses mélodies… Ses deux albums font un tabac en Afrique du Sud. Plus fort que les Beatles, Simon and Garfunkel, et même Bob Dylan. C’est qu’en parlant de révolte contre l’establishment, mais aussi d’amour, le chanteur apparaît comme le prophète de la rébellion auprès de jeunes contestataires blancs qui étouffent sous le régime raciste et liberticide – même pour eux. « Sugar Man » (dealer de coke), la chanson qui donne son nom au documentaire, devient leur hymne. Très vite, ses albums, arrivés on ne sait trop comment dans ce pays isolé du monde, sont adoptés par un grand nombre de Blancs.
En quatre décennies, Sixto Diaz Rodriguez est devenu un chanteur mythique en Afrique du Sud où quelque 500 000 exemplaires de ses disques se sont écoulés. Pourtant, personne ne sait rien de lui : pas une image hormis celles des pochettes de 33 tours, pas une biographie, pas un enregistrement… À tel point que les rumeurs les plus folles courent sur lui, la plus tenace voulant qu’il se soit tiré une balle dans la tête sur scène.
C’est ce mystère qu’ont voulu lever deux fans de Rodriguez. Patiemment, ils ont remonté la trace ténue pour retrouver le chanteur, itinéraire que reconstitue le cinéaste suédois Malik Bendjelloul. Aux États-Unis où « détectives musicaux » se rendent, où tout aboutit à une impasse. Aucun Américain moyen n’a entendu parler de lui. Quant aux producteurs et journalistes de l’époque, ils entonnent tous le même refrain : « C’était le meilleur. Il avait toutes les cartes en main. Pourquoi n’a-t-il pas percé ? Ça me hante encore. » Son producteur Clarence Avant, ex-patron du mythique label Motown, censé lui reverser des droits d’auteur scrupuleusement déclarés par les Sud-africains, professe même : « Rodriguez n’a pas eu lieu. » Personne ne s’est soucié de savoir ce qu’il était devenu après ses bides monumentaux.
C’est presque par hasard que les deux fans prennent connaissance de l’incroyable : Rodriguez est vivant, il habite une bicoque à Detroit, vit en démolissant des maisons et ignore qu’il est une star en Afrique du Sud ! Dès lors, les deux fans n’auront de cesse de vouloir organiser une tournée de l’artiste dans leur pays, et le film d’être particulièrement émouvant. Accueilli comme un prince en Afrique du Sud, devant des foules en liesse, Rodriguez découvre avec sérénité la ferveur du culte dont il est l’objet.
En dépit de ce succès aussi vertigineux que soudain, Rodriguez est resté un homme particulièrement attachant : modeste et humain, engagé auprès des petites gens qu’il a toujours défendues – il a même brigué la mairie de Detroit ! –, mélodiste merveilleux. C’est le destin extraordinaire de ce personnage ordinaire que filme Malik Bendjelloul, avec un art du récit et de la réalisation d’autant plus remarquable qu’il s’agit de son premier documentaire. Optant pour la narration en forme d’enquête, il mixte habilement les scènes de reconstitution, les images de synthèse animées, les témoignages inédits, les archives rares – telles les manifestations anti-apartheid de Blancs – et les chansons formidables de Rodriguez. Tout juste peut-on lui reprocher, parfois, l’emphase de la bande-son (en dehors des chansons) et le côté trop agencé de la mise en scène. Un documentaire qui mérite amplement son succès public et les nombreuses récompenses internationales, dont l’Oscar du meilleur documentaire 2013. Grâce à lui, Rodriguez, 70 ans, fait désormais salle comble partout où il passe.
Sugar Man, Malik Bendjelloul, Suède/Grande-Bretagne, 1 h 28, avec Sixto Díaz Rodríguez, Stephen Segerman, Dennis Coffey…