Il y a huit ans, l’International Crisis Group, une organisation aux thèses souvent proches des milieux stratégiques américains, publiait un document de synthèse dénommé Terrorisme islamiste au Sahel : réalité ou fiction. Il tendait à relativiser le risque djihadiste dans l’Ouest du continent. Les données du terrain en 2005 étaient, il est vrai, radicalement différentes de ce qu’il est donné de constater en 2013. Non seulement la menace terroriste est devenue une réalité dans la bande sahélo-saharienne, avec l’émergence de groupes terroristes et islamistes radicaux tels Boko Haram au Nigeria ou Ansar Eddine et Mujao au Mali, mais, pis, elle est en constante croissance, aggravée par la situation au nord du Mali. La région est devenue progressivement un sanctuaire pour l’extrémisme religieux et le terrorisme adossé aux trafics illicites. Au point que l’on parle, désormais, de « Sahelistan » (1) pour désigner ce vaste espace d’activisme terroriste et d’insécurité, couvrant une bonne partie de l’Ouest africain et grand comme l’Europe occidentale tout entière.
Trois faits marquants survenus ces derniers mois illustrent le déplacement du centre de gravité terroriste et djihadiste de l’Afghanistan vers le Sahelistan. Il y a eu, d’abord, la revendication par la secte islamiste nigériane Boko Haram de l’enlèvement de sept touristes français au nord du Cameroun en février dernier. Une première dans le modus operandi de ce mouvement extrémiste, jusque-là concentré sur des actions terroristes contre les chrétiens et les symboles de l’État nigérian. Cet acte traduit la radicalisation de Boko Haram et marque un glissement de sa stratégie, qui n’est pas sans rappeler Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), nébuleuse avec laquelle les connexions sont désormais plus nombreuses que par le passé.
À l’instar de la plupart des mouvements extrémistes islamistes, Boko Haram dispose désormais d’une double organisation, l’une politique, qui s’occuperait des affaires intérieures nigérianes, et l’autre plus radicale, à vocation internationale, qui n’hésite pas à enlever des expatriés, de surcroît à l’extérieur du pays. La jonction grandissante entre Boko Haram, secte au potentiel destructeur avéré, et Aqmi, excroissance de l’ancien Groupe salafiste algérien pour la prédication et le combat (Gspc), chassé d’Algérie et exilé au nord du Mali, décuplent la menace terroriste dans la région sahélo-saharienne. Le nord de l’Afrique et le sud limitrophe forment désormais un vaste continuum, avec le Sud libyen comme base stratégique. Face au feu français, les djihadistes qui occupaient le nord du Mali se sont repliés, selon des sources sécuritaires régionales concordantes, vers cette partie méridionale de la Libye que les autorités post-Kadhafi ne contrôlent que sur le papier.
La deuxième évolution du danger djihadiste se situe dans l’éclatement des actes terroristes au-delà des frontières des pays de la région. Il s’est notamment manifesté à travers le double attentat meurtrier perpétré par des kamikazes, fin mai au Niger, dans la région d’Agadez et à Arlit, et revendiqué par un groupe terroriste sorti de la cuisse d’Aqmi, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Le Niger, frontalier du Mali, a été plusieurs fois attaqué depuis 2008 par Aqmi et ses alliés, notamment en septembre 2010, lors de la prise d’otages de sept collaborateurs du groupe français Areva, à Arlit déjà. Quatre d’entre eux sont toujours retenus. En janvier 2011, deux jeunes Français ont été enlevés dans un restaurant du centre de Niamey et tués au cours de leur transfert vers le Mali. Fin mai 2013, c’est à un tournant lourd de sens que l’on a assisté : pour la première fois, le Niger enregistrait ses premiers attentats suicides. Et les premières menaces graves depuis la disparition du régime Kadhafi, alors que le pays était jusque-là présenté comme ayant su, mieux que le Mali, négocier le retour des Touaregs nigériens revenus de la guerre de Libye.
Après les attaques, le président nigérien, Mahamadou Issoufou, a clairement pointé son voisin du nord comme nouveau sanctuaire du djihadisme orienté vers l’Afrique de l’Ouest, région aux États fragiles et vulnérables : « Les assaillants, selon toutes les informations que nous avons eues, venaient de Libye, du Sud libyen. » Il ajoutait : « La Libye continue d’être une source de déstabilisation pour les pays du Sahel. » Ce constat dressé, que faire ? Sur la démarche à suivre, les avis divergent. Pour certains, c’est la France qui a provoqué le chaos libyen en faisant assassiner Kadhafi, ouvrant ainsi la boîte de Pandore qu’il lui appartient, à présent, de refermer. Or, il se trouve que Paris n’a pas les moyens d’ouvrir un nouveau front dans le désert méridional libyen, vu notamment l’insuffisance de ses moyens de renseignement dans une région où la surveillance exercée par les drones est difficilement remplaçable. Le porte-parole du Mujao a clairement prévenu Paris de l’imminence de frappes éclatées contre les intérêts français en Afrique de l’Ouest. Pour l’instant, Paris n’a pas encore trouvé la parade à ces actions terroristes, dont la caractéristique majeure est de pouvoir intervenir partout et à tout moment, rendant aléatoire la prévention.
Troisième évolution : le changement d’attitude et de politique des États-Unis envers les groupes djihadistes opérant en Afrique de l’Ouest, des frontières algériennes et libyennes au Nigeria. Il s’agit là d’un indicateur pertinent de la gravité du risque terroriste que représente à présent cette région du continent.
Après s’être contenté, au cours des derniers mois, de s’alarmer de la puissance grandissante des groupes islamistes armés dans le Sahel et en Afrique de l’Ouest, notamment d’Aqmi et de Boko Haram, Washington a franchi un premier pas décisif en appuyant l’opération militaire française au Mali. Un second pas a été fait avec cette grande première que constitue la campagne du département d’État, lancée fin mai, par laquelle Washington offre jusqu’à 23 millions de dollars de récompense pour toute information pouvant conduire notamment à la capture des djihadistes Mokhtar Belmokhtar et Abubakar Shekau. Le premier avait été donné pour mort par l’armée tchadienne, mais a refait parler de lui dans le double attentat au Niger, qu’il aurait coordonné selon ses lieutenants. Le second est le chef présumé de la secte Boko Haram. C’est la première fois, depuis l’institution en 1984 de ce programme américain baptisé « Récompenses pour la justice » – qui offre des sommes d’argent à tout informateur permettant l’arrestation ou l’élimination d’individus censés menacer les intérêts des États-Unis –, que des terroristes d’Afrique de l’Ouest sont visés.
Fait notable : la plus grosse récompense, sept millions de dollars, est réservée au n° 1 présumé de Boko Haram, qui combat actuellement l’armée du Nigeria dans le nord-est d’un pays où la sécurité des approvisionnements pétroliers américains est menacée, du fait des actes posés par cette secte. La situation du Nigeria est d’autant plus explosive qu’un groupe islamiste concurrent, Ansari, s’est signalé, ce qui laisse entrevoir une surenchère terroriste entre islamistes rivaux. La démultiplication des organisations terroristes et l’élasticité de leurs ramifications transnationales ne sont pas de bonnes nouvelles pour la sécurité dans l’Ouest africain.
Plus aucun pays n’est épargné par la contagion terroriste. Même au Sénégal où le risque a été longtemps minoré, du fait de l’ancrage de l’islam confrérique, la radicalisation progressive de religieux favorisée par l’activisme de cercles wahhabites venus du Golfe arabe fait craindre le pire (lire l’article p.xx : « Même le Sénégal n’est plus à l’abri.)
Si les historiens conviennent que les échanges entre le nord et le sud du Sahara, anciens, ont toujours été marqués par la violence, l’imbrication de groupes extrémistes religieux et mafieux impliqués dans des trafics illicites divers, dont ils se nourrissent réciproquement, est une nouvelle donne explosive, en passe de structurer durablement, pour le pire, l’environnement géopolitique régional. Dans un rapport sur la paix et la sécurité dans l’espace Cedeao paru en mai dernier, l’Institut d’études stratégiques [ISS] étale son pessimisme. À l’en croire, l’accélération de l’action militaire dans le conflit malien, avec le déclenchement de l’opération Serval le 11 janvier 2013, la mise en place de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (Misma), et les préparatifs en vue d’une mission des Nations unies, induisent de nouvelles dynamiques sécuritaires en Afrique de l’Ouest – et au-delà.
Désormais, sur le champ de bataille de la région sahélo-saharienne, les pays contributeurs de troupes ou soutenant l’intervention militaire s’exposent à des menaces de différentes natures. « Cette situation, concède l’Institut, soulève des inquiétudes, aussi bien dans les cercles religieux, politiques que sécuritaires. Dans nombre de pays de la sous-région, on s’interroge quant au niveau de préparation des services et forces de sécurité pour faire face à la menace terroriste et aux possibles connexions entre l’“internationale djihadiste” qui a pris racine dans le Sahel et des groupes radicaux actifs ou dormants dans les différents pays. »
C’est précisément là que le bât blesse : les États de la région, pour la plupart fragiles, ne disposent pas de moyens militaires, logistiques ou financiers nécessaires pour faire face aux menaces. L’insuffisance de réponses régionales concertées n’est pas pour arranger le tableau. Des pays sortis récemment de conflit, comme la Sierra Leone et surtout le Liberia, concentrent encore de nombreux combattants désœuvrés, prêts à s’allier aux djihadistes pour retrouver de l’activité. Si aucune action d’envergure régionale n’est menée, la zone frontalière entre le Liberia et la Côte d’Ivoire, infestée de chiens de guerre en quête de pitance, risque de devenir bientôt une autre zone grise où se rabattront les djihadistes chassés de fronts plus connus. Plus que tous ces autres acteurs, ce sont toutefois la mauvaise gouvernance politique excluant de nombreux citoyens de la sphère politique et socioéconomique, et l’absence de vraies réponses au chômage des jeunes, devenu endémique, qui créent les conditions les plus favorables au développement du danger terroriste dans ces territoires.
L’on devrait aussi se garder, dans les réponses à définir pour enrayer la prolifération des mouvements djihadistes, de ne pas sous-estimer l’interventionnisme occidental dans la région et ses ambitions de conquête de ces vastes territoires bourrés de richesses stratégiques, qui ne datent pas d’aujourd’hui. « Au Mali, écrit un confrère algérien, ce n’est pas l’armée qui a failli, c’est l’argent qui a fait défaut à Bamako, à cause du FMI qui l’a sucé, pour préparer le terrain aux mercenaires. Le but caché de cette intervention comme dans toutes les autres interventions depuis 2011 est de faire barrage à la tentative d’émancipation économique, énergétique, technologique, politique et militaire des Arabes et des Africains. »
Avant l’attentat à In Amenas, poursuit le confrère, l’auteur français indépendant David S. J. Borrelli écrivait, de manière lucide et surtout prémonitoire : « La scission, la partition et la déstabilisation du Mali ainsi que l’islamisation du conflit ont été planifiées et organisées par des puissances étrangères [notamment française et qatarie], tout comme l’éviction d’ATT [Amadou Toumani Touré, président du Mali victime d’un coup d’État en mars 2012, ndlr] et la division du peuple malien, tout cela dans le but de pouvoir faire entrer les forces de l’Otan [sous mandat de l’Onu] sur le sol malien afin de cibler directement le Sud libyen et les forces loyalistes du guide de la Jamahiriya [Mouammar Kadhafi] via le Niger voisin et de faire indirectement pression sur l’Algérie [qui sera sûrement ciblée à son tour très prochainement, probablement tout d’abord par ces mêmes islamistes qui balkanisent le Nord-Mali]. »
Il se peut donc que le déplacement de la menace terroriste de l’Asie vers l’Afrique sahélienne ait été voulu, voire planifié. Les pompiers d’aujourd’hui seraient, en réalité les vrais pyromanes. Si tel s’avère être le cas, et au regard de l’âpreté de la compétition mondiale occidentalo-chinoise, notamment autour des richesses dont recèle le Sahelistan, du golfe de Guinée au Soudan, il faut craindre que la fin du djihadisme dans la région ne soit pas pour demain. Ni pour après-demain.
(1) Terme utilisé par le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, par analogie avec l’Afghanistan ou le Pakistan des célèbres camps d’entraînement de la nébuleuse Al-Qaïda.