Afrique Asie publie en exclusivité le texte intégral de la plaidoirie de Maitre Bérenger Tourné, Avocat au barreau de Paris, devant la Cour d’Assises de Djibouti, en sa qualité de défenseur du prisonnier politique Mohamed Ahmed Edou, dit « Jabbha », opposant politique au régime djiboutien, dont le procès commence le 18 juin 2017.

Me Bérenger Tourné
A L’ATTENTION DE MESDAMES ET MESSIEURS LES PRESIDENT, ASSESSEURS ET JURES COMPOSANT LA COUR D’ASSISES DE DJIBOUTI
Numéro du Parquet : 2416/2010
Numéro de l’Instruction : 40/2010/A
POUR : Monsieur Mohamed Ahmed Edou alias « Jabha »
Inculpé et détenu provisoirement
Ayant pour avocat :
Maître Bérenger Tourné
Avocat au barreau de Paris
50 avenue Bosquet – 75007 PARIS
Tél. : 01.40.53.37.00 / Fax. : 01.40.53.37.01
Toque : K.0085
CONTRE : Le Ministère Public
Tous autres
PLAISE A LA COUR D’ASSISES DE DJIBOUTI
DE RECEVOIR, ENTENDRE ET DIRE BIENFONDÉE LA PRÉSENTE PLAIDOIRIE QUI SERA PRÉSENTÉE AU NOM DE L’AVOCAT SUSDIT ET SOUSSIGNÉ, QUI EN PORTE SEUL LA RESPONSABILITÉ, PAR SON HONORABLE CONFRÈRE ET CORRESPONDANT À DJIBOUTI, MAÎTRE ZAKARIA ABDILLAHI.
*
M. Mohamed Ahmed Edou, dit « Jabbha », a été arrêté le 3 mai 2010 par les militaires du Régiment Inter Armée de Tadjourah, « alors qu’il essayait de défendre une femme enceinte que des soldats tentaient de violer, près de Moussa Ali (Nord Ouest du district de Tadjourah) ».
Ce fait est établi par l’Organisation Mondiale Contre la Torture.
L’Organisation Mondiale Contre la Torture vous regarde aujourd’hui, Jurés et Magistrats de la Cour d’assises de Djibouti.
Elle vous regarde avec attention.
Et avec elle, la Fédération internationale des droits de l’homme, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne, la Présidence et le Ministère des affaires étrangères de la République française, qui ont tous été destinataires des présentes notes de plaidoirie, et plus amplement toutes les institutions de par le Monde qui soient sensibles au traitement de justiciables poursuivis pour des raisons politiques, vous observent avec la plus grande attention
La Défense de Mohamed Ahmed Edou, dit « Jabbha » ne se leurre pas.
Nous ne nous leurrons pas.
Si Mohamed Ahmed Edou, dit « Jabbha », est un opposant politique au régime djiboutien, partant, il est alors un détenu politique.
Mais cela ne saurait suffire, sauf dans une fausse démocratie ou dans un palais de justice d’apparat, dans une Cour d’assises fantoche, pour faire de « Jabbha » le terroriste que décrivent de concert, l’Etat djiboutien partie civile et la société djiboutienne que représente par M. l’Avocat général.
Il ne suffit pas de proclamer comme il est fait depuis désormais sept ans, que « Jabbha » appartiendrait à une organisation terroriste, le FRUD, qu’il serait à la solde de l’Erythrée voisine ou qu’il aurait ourdi le projet de commettre des attentats sur le sol djiboutien, sans en apporter le moindre commencement de preuve.
Ce genre de mauvais procès, l’Histoire ne les tolère plus. Vous ne pouvez donc y souscrire.
L’accusation et l’Etat djiboutien, partie civile redondante, sont bien en peine de présenter à votre Cour le moindre élément tangible à charge.
Le dossier de la procédure souffre, comme les conseils de « Jabbha » ne cessent de le répéter depuis l’orée de cette procédure, d’une vacuité totale.
Il serait assez risible de considérer l’épaisseur de l’enquête préliminaire entreprise – qui ne représente qu’une dizaine de pages (!!!) – et celle de l’instruction subséquente – qui ne pèse pas plus puisque seulement deux actes ont été entrepris par le magistrat instructeur, à savoir l’interrogatoire au fond et l’interrogatoire de curriculum vitae de l’inculpé -, si les peines encourues par « Jabbha » n’étaient pas aussi lourdes.
Cependant, le Monde et ses institutions en la faveur des droits de l’homme, ne rient pas aujourd’hui lorsqu’elles considèrent cette affaire et le traitement de « Jabbha ».
Elles ne rient pas.
Et elles seront sévères si le verdict de votre Cour d’assises ne devait pas être un verdict de droit, de justice et d’humanité.
*
« Jabbha » a été arrêté le 3 mai 2010 par les militaires du Régiment Inter Armée de Tadjourah.
Il restera alors détenu, aussi arbitrairement qu’illégalement puisque sans droit ni titre, dans différents lieux d’enfermement militaire, et demeurera placé au secret pendant 58 jours.
58 jours sans voir un magistrat.
58 jours sans voir un avocat.
58 jours sans voir un médecin.
58 jours au secret.
La garde à vue de M. Mohamed Ahmed Edou lui sera finalement notifiée par un Officier de police judiciaire de la Gendarmerie Nationale le 26 juin 2010, à 11 heures.
Il ne sera assisté d’aucun interprète, ni d’aucun avocat, dans le cadre de cette mesure initiale de garde à vue.
Sa garde à vue sera ensuite prolongée le 28 juin 2010, à 11 heures, pour 48 heures supplémentaires, soit jusqu’au 30 juin 2010 à 10h30.
Cette prolongation de garde à vue ne fera cependant l’objet d’aucune autorisation préalable du procureur de la République.
Aucun interprète n’a assisté M. Mohamed Ahmed Edou lors de cette prolongation illicite de garde à vue.
A l’issue de sa garde à vue, le 30 juin 2010, M. Mohamed Ahmed Edou a été déféré devant
M. le procureur de la République.
A nouveau, aucun interprète ne sera requis.
Suivant réquisitoire introductif en date du 30 juin 2010, M. Mohamed Ahmed Edou sera inculpé des chefs criminels d’intelligence avec une puissance étrangère, d’attentat et d’organisation d’une formation paramilitaire, faits prévus et réprimés par les articles 135, 143 et 153 du Code Pénal.
Il sera présenté le même jour, et dans la foulée, devant Mme le Juge d’instruction NIMA MAHAMOUD NOUR aux fins d’interrogatoire de première comparution et d’inculpation subséquente pour les chefs criminels susdits.
Il sera ensuite placé sous mandat de dépôt et écroué à la Prison Centrale de Gabode.
La défense de « Jabbha » n’a eu de cesse durant les sept dernières années qu’il est resté écroué à Gabode, de dénoncer la nullité de la procédure de garde à vue au regard des vices patents qui viennent d’être exposés.
Elle a cru obtenir gain de cause quand de courageuses juges de la Cour suprême d’abord, puis de la Cour d’appel ensuite, laquelle dans son arrêt en date du 6 octobre 2016, a courageusement prononcer « la nullité de la procédure diligentée à l’encontre de MOHAMED AHMED EDOU [et ordonné sa] mise en liberté d’office ».
On sait cependant la suite.
Nous n’y reviendrons pas même s’il y aurait tant à dire, notamment sur les dires du Premier Ministre de l’Etat de Djibouti lors des débats parlementaires à l’Assemblée nationale de Djibouti du 20 octobre 2016, qui a cru pouvoir impunément déclarer :
« Tant que je serai aux affaires, je ne laisserai pas [« Jabha »] sortir de prison »
« Après tout, qu’on le tue ou pas ce fameux Edou ou Jabha, qui va pleurer dans ce pays pour lui ? Qu’on le mette en prison qui va pleurer ? Personne il le connait, vous-même qui le défendez, vous le connaissez pas ».
Croyez bien, jurés et magistrats de la Cour d’assises de céans, que l’outrance de tels propos a eu un retentissement considérable par-delà les frontières djiboutiennes.
Croyez bien, jurés et magistrats de la Cour d’assises de Djibouti, que nous savons dès lors bien toute la mesure et l’ampleur de votre tâche, vous qui devez dire le droit et la justice dans de telles conditions.
Mais nous vous demandons solennellement, de vous arracher à la pression et de vous armer du plus grand courage, pour dire la vérité qui doit désormais solder cette mauvaise affaire, ce mauvais procès.
Car « Jabbha » est innocent des crimes dont on l’accable.
Vous le direz donc non coupable, purement et simplement.
*
En effet, qu’avons-nous à discuter qui pourrait fonder sa culpabilité au dossier de la procédure ?
Rien sauf ses dires à lui.
Ses dires devant les gendarmes, et leur réfutation totale devant Mme la Juge d’instruction.
Lors de son seul et unique interrogatoire au fond devant cette juge, le 23 septembre 2012, « Jabbha » était pour la première fois assisté d’un avocat et d’un interprète.
Comprenant ainsi pour la première fois les termes et la portée des incriminations qui lui étaient reprochées, il a alors fermement nié être l’auteur des déclarations consignées durant sa garde-à-vue ainsi que lors de son interrogatoire de première comparution.
Il va au contraire déclarer, tour à tour, mettant alors à mal l’accusation qui se trouvait renvoyée à sa vacuité et son inconséquence :
• que lors de sa garde à vue « les gendarmes lisaient des documents et par la suite ils [l’] ont fait signer lesdits documents sans la présence d’un interprète en afar. L’interrogatoire s’est tenu en langue arabe et [il] ne comprenait pas [pas] tout » ;
• qu’il n’a jamais été en possession d’un fusil, et notamment pas lors de son arrestation ce qui est confirmé par sa fouille lors de son interpellation en dépit de la mauvaise lecture qu’a pu en faire la juge d’instruction (le PV de fouille indique que « Jabbha » n’était porteur « d’aucun objet dangereux ou susceptible de servir à la manifestation de la vérité ») ;
• qu’il a subi des tortures au service de documentation et de la sécurité (services secrets/spéciaux), en ces termes :
« J’ai été arrêté le 03 mai 2010 par l’armée Djiboutienne et je fus conduis à Margoeta, dans un camp militaire. J’y suis resté 24 heures. J’ai été transféré à Assa Gueyla et un hélicoptère m’a conduit vers Djibouti au siège du service de documentation et de la sécurité pendant cinquante-sept (57) jours.
Par la suite, je fus conduit à la gendarmerie pour une enquête et j’ai été placé en garde à vue pendant onze (11) jours.
Les gendarmes lisaient des documents et par la suite ils m’ont fait signer lesdits documents sans la présence d’un interprète en afar. L’interrogatoire devant les gendarmes s’est tenu en langue arabe et je ne comprenais pas tous parce que ce jour-là j’avais faim et j’étais malade. Ma santé était fragile.
Au service de communication et de la sécurité, j’ai subi des tortures. »
Rien d’autre dans ce dossier ne vient nourrir la manifestation de la vérité que les fausses déclarations prêtées à « Jabbha » par les gendarmes, qui sont toutes remises en cause par ses dires devant le magistrat instructeur, en présence d’un interprète en afar et de son avocat.
Aucune investigation matérielle n’a été entreprise.
Aucun témoin n’a été entendu.
Aucune victime ne s’est signalée.
Il n’y a aucune preuve. Il n’y a aucune charge tangible dans ce dossier, sauf le vent de l’agitation de la partie civile et de l’accusation.
De sorte que l’acquittement de M. Mohamed Ahmed Edou alias « Jabha » s’impose.
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Alors qu’il ne m’a pas été permis de venir en personne plaider sa cause, lui que je défends depuis sept ans à des milliers de kilomètres de distance, depuis Paris, je voudrais vous dire, Mesdames et Messieurs les jurés et juges de la Cour d’assises de Djibouti, combien cela fut et demeure un honneur de le défendre.
Car il est toujours honorable de défendre un innocent.
Comme il devrait être toujours honorable de soigner un malade, un malade du cancer du foie comme l’est « Jabbha ».
RENDEZ JUSTICE.
RENDEZ-LUI LA LIBERTE LUI QUI N’A PAS DE SANG SUR LES MAINS, NI D’INTENTION BELLIGERANTE DANS LA TETE.
RENDEZ-LUI LA LIBERTE APRES 7 ANS DE MORT LENTE, VOUS LUI SAUVEREZ AINSI PEUT-ETRE LA VIE.
Fait à Paris le 14 juin 2017
Bérenger Tourné Avocat à la Cour