Pour la première fois dans leur histoire, deux générations de Français d’origine arménienne engagent un dialogue à bâtons rompus sur les grands enjeux de leur situation vis-à-vis de la France, de l’Arménie, de la Turquie et des Juifs. De ce dialogue intergénérationnel jaillit un échange vivant où le témoignage des vécus respectifs cède progressivement la place à une réflexion sur les grands enjeux d’un monde diasporique en pleine mutation.
Charles Aznavour, André Manoukian, Mathieu Madénian, l’Affiche Rouge de Missak Manouchian, les soudjouks et autres bastermas, le souvenir d’un génocide non reconnu par les descendants des bourreaux de leur peuple… 90 ans après leur installation en France les Arméniens n’ont plus à souffrir des brimades que subissaient leurs aînés fraîchement débarqués, la discrimination ayant laissé place à une bienveillante indifférence. Que sait-on finalement de leur histoire de France ? Comment vivent-ils leur double appartenance au sein de la République ? Quels sont les débats qui les passionnent et les défis auxquels ils font face ?
Pour la première fois deux générations de Français d’origine arménienne engagent à bâtons rompus un dialogue pour aller au de là des clichés mais aussi faire œuvre de transmission, en partageant ce qui les a construits dans leurs métiers respectifs : le cinéma et le théâtre pour l’un, le journalisme pour l’autre.
Né en Arménie soviétique de parents Arméniens de France, installé en France depuis l’âge de quinze ans, Serge Avédikian est un homme de théâtre et de cinéma décomplexé par rapport à son parcours et ses origines. Cet acteur réalisateur a fait un travail de mémoire sur ses racines. Aujourd’hui, il a trouvé la « bonne distance » de ce qu’il y a d’arménien et de français en lui. Engageant un dialogue franc et engagé avec son jeune complice Tigrane Yégavian, lui-même journaliste à Afrique Asie, tous deux sont d’avis qu’à l’heure où le logiciel d’intégration républicaine est en panne, les Arméniens de France peuvent avoir un rôle de « médiateur » à jouer, comme l’atteste leur multiséculaire expérience au contact des mondes arabe et juif.
Leur discussion nous apprend ce qu’être arménien de la diaspora veut dire dans nos sociétés occidentalo centrées, mais aussi comment une culture diasporique peut-elle survivre à l’assimilation. Faut-il céder à ce phénomène perçu comme inexorable ?
Si Tigrane Yégavian en appelle à revoir les mécanismes de transmission afin de ne pas diluer l’héritage de 3000 ans d’histoire, Serge Avédikian intègre le métissage comme la voie principale vers la création d’une nouvelle identité diasporique en phase avec son temps.
Tous deux sont toutefois d’avis qu’il est possible de se penser historiquement comme duel et héritier de cultures en dialogue permanent. Tous deux partagent une commune conscience et conviction qu’il est tout à fait possible d’intégrer leur double culture et de les faire cohabiter harmonieusement dans la réalité de leur quotidien. Cette Identité duelle, ou ce double « je » devient ainsi une sorte d’instrument au service de la créativité.
Au risque de déplaire à la police de la pensée unique, les deux auteurs osent mettre les pieds dans le plat abordant avec recul la complexité relations arméno-juives. S’ils s’en prennent au tabou de « l’unicité de la Shoah » et au discours de concurrence des mémoires, ils ne font pas l’impasse sur l’antisémitisme et ses funestes conséquences. La Turquie, pays dont ils sont tous deux originaires par leurs grands-parents, occupent également une place importante dans la discussion. L’occasion pour eux de proposer un bilan critique d’une décennie de dialogue entre les sociétés civiles arménienne et turque, Serge Avédikian, réalisateur du documentaire « Nous avons bu la même eau » (2008) ayant joué un rôle déterminant dans ce cadre.
A la lecture de ces échanges denses où la richesse des vécus sert de socle pour mieux comprendre les positions de chacun ; le lecteur non initié apprend moult informations sur les trajectoires arméniennes consécutives au génocide de 1915 mais aussi sur la fragmentation d’une identité qui ne peut se réduire à la seule réalité de la République d’Arménie indépendante depuis 1991. En cela, Diasporalogue peut s’avérer être un outil pédagogique utile à la fois à la jeunesse arménienne mais aussi à celle issue de l’immigration qui questionne son identité plurielle. Un livre à la portée de tous donc.
Majed Nehmé
Serge Avédikian & Tigrane Yégavian « Diasporalogue », Editions Thaddée, 2017, 214p. 15€
(Parution le 10 novembre)