Dernièrement en visite à l’usine Framatome du Creusot (Saône-et-Loire), le président de la République a confirmé que le futur porte-avions français (PA) (prévu pour 2038) serait bien à propulsion nucléaire. Le successeur du Charles-de-Gaulle (40 000 tonnes) devrait atteindre les 75 000 tonnes et mesurer environ 300 mètres contre les 261 mètres du Charles, s’inscrivant ainsi entre les porte-avions britanniques de classe Queen Elisabeth(65.000 tonnes) et les porte-avions américains de classe Gerald Ford (110.000 tonnes).
Comment expliquer cette prise de poids ? Par les futurs avions de combat qu’embarquera le nouveau PA. Le New Generation Fighter (NGF) – successeur du Rafale – développé dans le cadre du programme franco-allemand SCAF (Système de combat aérien du futur), devrait peser environ 30 tonnes, contre une vingtaine de tonnes pour le Rafale Marine. Un porte-avions plus grand permettra également d’embarquer plus d’avions : le Charles pouvait aligner 35 à 40 avions de combat. Son successeur pourrait avoir la capacité d’en accueillir 60 à 70, permettant d’effectuer plus de missions, plus loin et plus longtemps.
Par Richard Labévière
Le format final dépendra aussi du choix consistant à opter pour un seul ou deux PA de nouvelle génération. « Au final, il n’est pas exclu que nous ayons deux porte-avions, mais aujourd’hui on parle d’un seul navire », précise le cabinet de Florence Parly. La décision définitive ne devrait être prise qu’après 2025. Si un deuxième bâtiment devait être décidé, les économies d’échelle « pourraient être de l’ordre de 30 % à 40 % du coût total », indiquait le rapport des sénateurs Olivier Cigolotti et Gilbert Roger.
Nous l’avons écrit ici et ailleurs1 : l’avantage d’un deuxième PA est de pouvoir disposer d’une permanence d’alerte, concept à distinguer de la permanence à la mer (qui nécessiterait trois à quatre porte-avions). Dans tous les cas de figures, « ce deuxième PA permettrait d’être plus réactif, plus résilient, d’agir davantage dans la durée », ajoutent MM. Cigolotti et Roger.
PERMANENCE STRATEGIQUE
A plusieurs reprises, le président de la République a pu affirmer sa volonté d’un « modèle d’armée complet ». Il a, aussi confirmé – fort heureusement, la sanctuarisation de notre dissuasion nucléaire dans ses composantes aérienne (qui va être de plus en plus difficile à tenir) et océanique, en soulignant l’importance vitale de « la permanence stratégique » qui rend crédible la défense de la France. Il est bien clair que sans la « permanence » des SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), notre dissuasion ne serait qu’un requin de papier. Et ce concept demeure fondamental pour l’ensemble de nos orientations stratégiques, tout particulièrement pour la défense et la sécurité de notre espace maritime.
Une telle permanence conditionne la stratégie navale d’un pays comme le nôtre qui n’a renoncé, ni à sa souveraineté, ni à son rayonnement, ni à ses ambitions de puissance mondiale. Cet impératif catégorique repose sur un triptyque : permanence à la mer du Groupe aéronaval (GAN), permanence d’un SNLE porteur de l’arme nucléaire et permanence de notre capacité amphibie (avec trois porte-hélicoptères amphibie – PHA) permettant de débarquer et d’embarquer dans tous les coins du monde. C’est au sujet de la première « permanence » les propos toulonnais du président font controverse.
Dans le contexte de la Guerre froide, le Conseil de défense du 23 septembre 1980 avait déjà décidé la construction de deux porte-avions à propulsion nucléaire de 35 000 tonnes. Inscrit dans la LPM 1984 – 1988, le Charles de Gaulle a été mis en chantier en 1986 selon un format de 40 000 tonnes. Le second devait l’être en 1991. Après plusieurs retards accumulés, il a finalement été décidé, lors de la LPM 1997 – 2002, de reporter sa construction au-delà de cette échéance, « si les conditions économiques le permettent », précisait-on alors.
Aujourd’hui, notre pays ne dispose que d’un seul porte-avions – en service environ 65% du temps2 – en raison des périodes d’arrêt pour entretien et mise en condition opérationnelle de son équipage et de son groupe aérien. La permanence stratégique du GAN passe donc nécessairement par la mise en chantier du second porte-avions (PA-2) que prévoyait finalement la LPM 2003-2008 et dont la livraison était annoncée pour la mi-2014 – pour une entrée en service début 2015. Encore une fois, Bercy est passé par là et les échéances n’ont pas été tenues.
Le concept de « permanence stratégique » répond pourtant, à l’évidence, à un besoin de cohérence opérationnelle de la capacité de projection maritime. Ce concept se décline selon une double acception liée à une gestion souple des crises : la capacité de pré-positionner dans la durée le GAN; le maintien d’une alerte permanente à la disposition du pouvoir exécutif.
L’absence de continuité fragilise non seulement la capacité de projection mais aussi la crédibilité de la dissuasion embarquée (les Rafale pouvant être porteurs de missiles nucléaires).
D’une manière générale, un deuxième porte-avions permettrait – outre la permanence de la capacité maritime de dissuasion et de projection de puissance, de garantir la mise en condition opérationnelle du Groupe aérien (une quarantaine d’aéronefs) en toutes circonstances ; de procéder à des relèves pendant des missions de longue durée (supérieures à 6 mois) ; d’entraîner les pilotes de relève ou en formation pour assurer l’aptitude à durer à pleine capacité du groupe aérien pour les missions longues ; de combler, à terme, une lacune capacitaire européenne3 ; éventuellement, en sus d’une mission de projection de puissance par un GAN et en mission secondaire, de conduire ou de soutenir une opération aéromobile à partir de la mer avec les hélicoptères d’autres armées, notamment au bénéfice des forces spéciales, ou de renforcer temporairement la capacité de lutte anti-sous-marine (ASM), si la menace l’exigeait.
Même si la question des équipages et plus globalement des ressources humaines devra être posée, la possession d’un second porte-avions n’augmenterait pas le besoin en nombre de bâtiments d’accompagnement, ni le format de l’aviation embarquée. En effet, celle-ci est dimensionnée par la capacité de déployer « loin et longtemps » un seul groupe aérien, avec des relèves partielles sur zone, tout en poursuivant à terre les tâches d’entraînement des pilotes et l’entretien des aéronefs.
Lorsque deux PA sont simultanément disponibles, un seul met normalement en œuvre le groupe aérien. Le second est utilisé, soit pour l’entraînement des pilotes en formation ou de relève avec les avions de l’échelon arrière, soit pour des opérations aéromobiles ou d’appui à partir de la mer (récupération de ressortissants, assistance dans les opérations humanitaires, appui feu ou contrôle de zone, capacité RESCO4, etc.), avec l’utilisation d’hélicoptères de combat d’autres armées (Tigre HAP, HAC, etc.). Dans ce deuxième cas, le PA s’intègre au sein du groupe aéronaval ou amphibie déjà constitué qu’il renforce de manière substantielle, ouvrant la possibilité de marquer, par exemple, une forte détermination à déployer des moyens terrestres ou à prendre le premier rôle dans le commandement à partir de la mer.
Aujourd’hui, cette permanence d’emploi n’est pas assurée puisque le Charles doit effectuer régulièrement des séjours au bassin. Depuis son entrée en fonction en 2001, le PA et son groupe ont parcouru plus d’un million de kilomètres autour de la planète pour assurer la défense et la sécurité des intérêts de la France.
L’équation de la permanence d’emploi englobe, non seulement le remplacement du Charles (à l’horizon 2040), mais aussi la nécessité d’un Sister-ship – un « bâtiment jumeau », afin d’assurer la cohérence stratégique que garantissait le duo Foch-Clémenceau. De fait, dans la perspective d’une mise en chantier du remplaçant du Charles, le projet d’un PA-2 pourrait ouvrir la réflexion concernant un troisième porte-avions, dans la perspective de garantir une réelle permanence d’emploi à la mer.
UNE ARME DE PROJECTION
Deuxième ou troisième porte-avions, de quoi parle-t-on ? Un officier général de l’armée de l’Air – ami de l’auteur de ces lignes, lui tient régulièrement plus ou moins ce langage : « A quoi servent tes porte-avions alors qu’on peut louer des plateformes aériennes (bases) partout dans le monde ? » Et d’ajouter du haut de ses certitudes : « on ne risque pas de refaire la bataille de Midway demain ! ». Sur ce dernier point justement, il convient de rester prudent et modeste tant le retour de postures de combat qu’on croyait définitivement dépassées demeure toujours possible…
On croyait par exemple en avoir définitivement fini avec la guerre de tranchées et les souterrains. Or, on a vu celle-ci se généraliser lors des dernières guerres d’Irak et de Syrie. « La guerre est un caméléon », disait Clausewitz et la pensée stratégique doit rester ouverte à toute espèce de biodiversité guerrière. Autre exemple : avec la montée en puissance exponentielle de la Marine chinoise et ses violations répétées du droit maritime international, notamment en mer de Chine méridionale, l’hypothèse d’affrontements en haute mer n’est plus à exclure.
Quant au premier argument de notre aviateur, il n’est pas difficile de comprendre que l’installation d’une base aérienne française – hors de nos frontières et lointaine, comporte de nombreuses contraintes et incertitudes : celle des coûts directs et induits n’est pas toujours bien évaluée, et se solde souvent par de désagréables surprises – dont de substantielles augmentations non prévues en cours de bail. Sans parler des possibilités de sabotage et d’attentat, ainsi que des pressions politiques et des « messages d’emploi » liés à une implantation géographique qui n’est jamais neutre. Si par ailleurs, les détracteurs des porte-avions insistent sur leur vulnérabilité face aux missiles, les bases terrestres sont à cet égard encore plus vulnérables.
Enfin, les coûts politiques liés à l’installation d’une base terrestre sont la plupart du temps niés, sinon sous-évalués. Exemple : faire décoller des avions de chasse français pour bombarder Dae’ch ou tout autre objectif en Irak ou en Syrie depuis une base jordanienne (par exemple), revêt immanquablement une signification politique et géopolitique lourde. Alliée des États-Unis, d’Israël et des pays du Golfe, la Jordanie entretient par exemple des rapports complexes avec la Confrérie des Frères musulmans – référence idéologique centrale des jihadistes contemporains qui tuent dans les rues de Paris, Londres ou Berlin. On pourrait citer d’autres difficultés similaires en Asie centrale et ailleurs. C’est pourquoi dans le contexte géopolitique actuel, les porte-avions permettent une gestion « flexible » des crises, s’affranchissant justement de toutes espèces de traces au sol toujours lourdes de sens.
Aujourd’hui, seules les Marines américaine et française disposent de porte-avions dits CATOBAR5, avec pont plat pour projeter à l’aide de catapultes à vapeur des aéronefs à ailes fixes. Leurs groupes aériens disposent d’une plus grande capacité opérationnelle en charge de munitions et de carburant que ceux des porte-aéronefs classiques. Cela dit, la technique des catapultes a considérablement évolué et demande des adaptations. On doit aussi souligner l’apport des drones embarqués (de dernière génération), permettant d’augmenter les capacités de surveillance, de détection et d’intervention du bâtiment.
On ne peut donc que répéter toujours les mêmes évidences à propos du PA : arme par excellence de projection flexible de puissance, puisqu’elle représente l’équivalent d’une base aérienne française indépendante partout dans le monde, en dehors des contraintes précédemment évoquées, dans un contexte où l’évolution de la menace ne se réduit pas au seul spectre terroriste.
Alliant souplesse d’emploi, puissance et endurance (sous réserve de points d’appuis terrestres disponibles et des bâtiments d’accompagnement nécessaires), le PA confère à notre pays une capacité d’action polyvalente adaptée aux grandes fonctions stratégiques des forces armées. Il assure également des missions de maîtrise des espaces aéromaritimes, de contrôle de l’espace aérien d’un théâtre ou de soutien d’opération à terre. Il participe aussi à la crédibilité globale de la dissuasion grâce à la composante nucléaire embarquée.
Résumons en trois points : le PA est un outil de combat de premier plan, en mer comme vers la terre ; il constitue un moyen d’emploi en temps de paix, de crise et de guerre ; il incarne une capacité politique majeure dans les rapports de force entre les puissances.
La puissance de feu du PA (associant « incertitude » et « foudroyance », pour reprendre les concepts de l’amiral Labouérie) peut assurer « l’entrée en premier » sur un théâtre d’opération et renforcer la manœuvre terrestre sans augmenter l’empreinte au sol. Et si l’on ne va pas rejouer à l’identique la bataille de Midway, il s’agit bien ici de prendre en compte « l’affirmation de puissances émergentes ou ré-émergentes dans la sphère navale », comme le souligne à juste titre le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier.
A la puissance d’action, le PA ajoute une dimension politique et d’influence à la disposition du président de la République. Instrument de gestion politique, il participe à la capacité de la France d’afficher ses ambitions concernant la place qu’elle souhaite occuper sur l’échiquier mondial. Pôle d’excellence national, il a vocation à constituer l’une des « briques » principales d’une future capacité navale européenne, même si celle-ci fait souvent figure de miroir aux alouettes. Nous y reviendrons6.
La dimension « collecte du renseignement » ne concerne pas le seul PA, mais toutes les composantes du Groupe aéronaval – frégates d’escorte, SNA et machines volantes. De manière générale, le PA d’aujourd’hui assure une véritable « plateforme de modernité » sur laquelle peuvent être concentrés et se coordonner les derniers moyens et outils de la révolution numérique et de l’intelligence artificielle. Ceux-ci permettent d’assurer le continuum et l’interopérabilité de trois dimensions de plus en plus interactives : mer, cyberdéfense et défense spatiale.
La situation internationale post-Guerre froide, les ambitions des puissances émergentes/émergées et la convergence de multiples foyers de crise confortent un nouveau besoin de porte-avions, notamment du fait de leur rôle de premier plan dans les rapports de force planétaires. Par exemple, si la Russie ne possède que le Kouznetsov, elle entend, malgré ses contraintes budgétaires, mettre en chantier au plus tôt une plateforme d’un tonnage de 100 000 tonnes. Compétiteur stratégique de l’Occident, la Chine pourrait assez vite dispose de quatre PA, dotés eux-aussi du CATOBAR. Soucieuse de contrecarrer cet expansionnisme naval, l’Inde entend engager un PA sur chacune de ses façades maritimes, obligeant ainsi le Pakistan à rentrer dans la course. Le Brésil et l’Argentine ont eux-aussi rouvert le dossier (même si l’échéance d’une mise en chantier effective reste lointaine – voire en l’espèce, illusoire).
L’une des questions récurrentes des états-majors porte sur le coût des porte-avions et leur poids dans les budgets de défense des pays concernés. « L’horizon 2050 » y a été considéré comme l’apogée de l’ère des porte-avions – ce qui n’est pas nouveau. Cette perspective avait été clairement évoquée dans un rapport du sénateur André Boyer. Datant de 2001, il soulignait déjà la nécessité pour la France de se doter d’un deuxième PA en expliquant les raisons opérationnelles d’un tel choix pertinent jusqu’à l’horizon 2050.
Jusqu’à cette étape du temps stratégique, les GAN continueront à dominer la compétition pour la maîtrise d’espaces revendiqués ou contestés en mer. Alors que revient le risque d’affrontement maritime (mer de Chine méridionale, mer d’Azov, mer Noire, mer Rouge, etc.), la capacité « d’entrée en premier » reste aussi déterminante. Dans cet environnement stratégique, les forces navales doivent renforcer leurs capacités de maîtrise des espaces aéronautiques pour agir en mer et depuis la mer. L’adaptabilité constitue un autre impératif, compte tenu des ruptures stratégiques prévisibles.
Dans ce contexte de rivalités accrues entre puissances, une force navale doit atteindre un seuil de crédibilité militaire élevé pour continuer de produire des effets stratégiques en soutien de l’action diplomatique. A ce titre, elle doit combiner liberté d’action et génération d’effets décisifs, facteurs reposant sur des capacités dans tous les milieux (aérien, sous-marin, surface, cyber, etc.). Une force navale ne pourra donc pas se passer de l’arme aérienne, fondement majeur de sa supériorité opérationnelle.
La période qui nous sépare de 2060 correspond au temps écoulé depuis les années 1970/80, au cours duquel de nombreuses périodes de crises se sont succédées, à Djibouti, au Liban ou en Libye notamment. La technologie a évolué, mais le concept d’emploi d’un GAN est demeuré cohérent, sachant s’adapter au contexte géopolitique, au point d’opérer au-dessus de l’Afghanistan à plus de 700 nautiques (mille kilomètres) du porte-avions.
Malgré une nette accélération des évolutions techniques, y compris chez nos adversaires potentiels, et nonobstant le développement d’outils performants visant à interdire l’accès à une zone d’opérations et à contrer les logiques expéditionnaires des siècles passés, les opérations futures resteront marquées par des invariants forts : au niveau stratégique, l’importance du pré-positionnement autonome de situation et des alliances à réexaminer et à développer ; au niveau opératif, les capacités de fusion de l’information, de la chaîne de commandement et de la capacité de prise de décision dans les plus brefs délais ; au niveau tactique, la maîtrise aéromaritime (au-dessus et en dessous des surfaces), la mobilité et l’agilité, et la capacité de frappe à distance et d’autoprotection.
D’ici 2060, les nouvelles menaces vont accroître les impératifs de mobilité, de protection et de préavis d’alerte. Les GAN de tous les pays devront s’adapter (allonge des aéronefs et des armements, escorte de lutte anti-sous-marine renforcée, adaptations technologiques et tactiques, etc.) afin de conduire de nouvelles missions, notamment en cas de rupture stratégique. Dans tous les cas de figures : le PA peut s’intégrer à une manœuvre globale nationale et alliée ou opérer en totale autonomie.
COÛT EXCESSIF OU INVESTISSEMENT D’AVENIR ?
Malgré ces vérités et les déclarations d’Emmanuel Macron selon lesquelles le PA-2 était une « évidence opérationnelle et politique », malgré l’inscription de la construction de ce PA dans la loi de programmation 2003/2008, puis dans les deux lois qui ont suivi (2009 – 2013 et 2014 – 2019), rien n’a été fait. Cela, en raison, bien-sûr, des sacrosaintes contraintes budgétaires. « Quand on veut faire quelque chose, on trouve les moyens. Quand on ne veut pas, on trouve des excuses », aimait dire le général George Patton !
Face à cette incapacité à trancher, a-t-on seulement pris en compte la dimension économique et pas seulement budgétaire ? Au-delà du coût de la construction du Charles-de-Gaulle (environ 5 milliards d’euros) et de celui de l’entretien et des réparations, l’investissement engendre des effets induits considérables en termes d’emplois, de sous-traitance et de recherche. Comme l’a rappelé à de nombreuses reprises l’amiral Bernard Rogel7 : « Lorsqu’on parle du PA-2, on se demande toujours ce que cela nous coûte et presque jamais ce que cela nous rapporte… ». Sans doute, ces multiples retombées sont-elles difficilement quantifiables et surtout moins visibles, autant pour le grand public que pour les décideurs. A cet égard, deux filières françaises entre autres, ont beaucoup bénéficié de la construction et de la remise à niveau du Charles : la première, évidente, concerne l’industrie nucléaire de notre pays et ses nombreux sous-traitants ; moins connues sont les apports à notre filière spatiale, elle-même niche d’excellence et d’investissements qui touchent l’ensemble du secteur des hautes technologies civiles et militaires.
En dépit de ces rappels trop souvent passés sous silence, le calendrier du ou des futurs PA français est désormais connu : les études doivent être bouclées d’ici la fin de cette année ; la mise en chantier est prévue pour 2026 et la livraison en 2036, avec deux ans d’essais pour une admission en service en 2038. Désormais, le président de la République dispose donc de l’ensemble des informations pour prendre sa décision en toute connaissance de cause : remplacement du Charles avec ou sans deuxième PA ? Attendons donc de voir, sachant combien les contraintes budgétaires risquent, comme à l’habitude, d’avoir le dernier mot.
Même si comparaison n’est pas toujours raison, limitons-nous à faire un parallèle avec le coût de l’opération Sentinelle8, déployée au lendemain des attentats de janvier 2015, censée faire face à la menace terroriste et protéger les « points sensibles » du territoire. Ajouté à une efficacité des plus discutables, ce coût dépasse largement 500 millions d’euros ! Et de fait, cette opération n’entraîne assurément aucune retombée économique, ni en termes de création d’emplois, ni de recherche et d’innovation.
Autre élément de comparaison : celui des OPEX (opérations militaires extérieures). Comme l’avait souligné l’ancien Chef d’état-major de la Marine nationale devant la Commission sénatoriale des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées, le 21 octobre 2015, la Marine nationale émarge « très peu au surcoût des OPEX. En moyenne annualisée, elle met cinq mille marins en permanence à la mer. Ces cinq mille marins en opérations, qui incluent donc les déploiements du porte-avions, émargent pour moins de 100 millions d’euros sur le 1,2 milliard d’euros affecté (cette année-là) aux OPEX ». En comparaison du coût des OPEX, celui du ou des porte-avions prend une certaine relativité. Expliquons !
Avec l’obsolescence du matériel et les nouveaux besoins opérationnels, le nouveau porte-avions sera très différent du Charles. Selon les experts, l’investissement qu’il représente se situe aux environs de 5 milliards d’euros, chiffre qui serait surévalué9. Prévoir une enveloppe plus large pour la construction du PA-2 que pour le Charles peut se comprendre au regard des expériences de plusieurs programmes d’armements français ou européens qui dépassent souvent les montants des devis initiaux. Quoi qu’il en soit, la facture budgétaire de cet investissement – s’étalant sur près de quinze ans, ne dépasserait pas annuellement quelque 300 millions d’euros. A voir…
Sans doute ce choix dépend-il des efforts d’économie à faire en parallèle dans d’autres politiques publiques. Sans doute aussi serait-il facilité si l’on réévaluait régulièrement l’opportunité et le format de nos OPEX. Encore faudrait-il avoir la modestie de remettre en cause certaines de ces interventions extérieures, qui ne correspondent plus à leurs objectifs initiaux. Le 12 novembre 2018, le député (LR/Les Républicains) François Cornut-Gentille, rapporteur spécial des crédits de la Défense, qualifie de « coup de poignard aux armées », la décision du gouvernement de mettre à la charge du seul budget de la Défense la totalité du surcoût des OPEX de 2018 : « En faisant supporter au seul ministère des armées la charge des opérations extérieures, il prive les militaires de près de 800 millions d’euros sur leur budget déjà contraint. La solidarité interministérielle qui prévalait depuis plus de dix ans est balayée ». Selon lui, « la prochaine loi de programmation militaire est d’ores et déjà morte ».
En 2019, le coût des OPEX a été assuré par le ministère des Armées à hauteur de 404 millions. Toutefois, le coût total est aujourd’hui évalué à environ 1,5 milliard. Ces 404 millions, s’ajoutant à la provision de 650 millions, ne suffiront sans doute pas et il faudra une nouvelle rallonge en fin d’année. Prise sur le budget des armées ou sur un financement interministériel ? On ne le sait pas encore. Toujours est-il qu’il s’agirait aussi de revoir à la baisse le format du dispositif Barkhane déployé en Afrique subsaharienne et celui de nos forces spéciales en Syrie. Avec l’annonce en décembre 2018 du retrait des forces américaines de Syrie, l’appui militaire français aux milices kurdes est devenu sans objet. Avec la reconquête de l’agglomération stratégique de Manbij par l’armée gouvernementale syrienne, les milices kurdes ont entamé de nouvelles négociations avec Damas. Celles-ci rendent désormais la présence de forces spéciales françaises en Syrie sans perspective, d’autant que leur déploiement n’est encadré par aucune résolution de l’ONU, ni souhaité par les autorités syriennes.
Un réalisme salutaire voudrait que le dimensionnement de nos OPEX corresponde à des orientations diplomatiques cohérentes avec les intérêts vitaux du pays et qu’il soit adapté à nos moyens et nos priorités. Redimensionner nos OPEX – ordre de priorité et volumes, permettrait sans doute d’envisager plus sereinement le financement de nos porte-avions.
L’emblématique rapport du Sénat10 consacré à la maritimisation de l’économie mondiale démontrait déjà clairement, chiffres à l’appui, comment l’effort français de défense pouvait se transformer en « axe de croissance », soulignant que le lancement de la construction d’un deuxième porte-avions dégagerait nombre de gains en matière d’emplois, d’investissements et de recherches fondamentales et appliquées.
UN CHOIX FONCIEREMENT POLITIQUE
Dans son livre La Prochaine décennie11, le maître-espion américain George Friedman explique et démontre que la puissance et l’influence des nations d’aujourd’hui – acteurs principaux de la mondialisation et de la maritimisation de l’économie globale -, dépendent de leurs capacités à se doter de marines militaires hauturières et particulièrement de… porte-avions, « moyen par excellence de projection de souveraineté nationale ».
Pour résumer : le PA a, dans le cadre de la nouvelle cartographie imposée par la mondialisation, « fait la démonstration que lorsqu’on ne peut pas arriver par les airs ou par la terre, on peut toujours, arriver par la mer. En Afghanistan, c’est le porte-avions français qui est arrivé le premier sur zone ! », plaide l’ancien chef d’état-major de la Marine nationale : « Militairement, l’intérêt du porte-avions est évident. Sa possession est une question politique, et pas seulement militaire ». Mais pour être crédible, cet outil de défense global doit assurer – comme pour la dissuasion nucléaire, la permanence à la mer. La dualité Foch/Clémenceau, comme on l’a vu, permettait cette posture. Aujourd’hui, avec le seul Charles, nous voguons sur une seule nageoire : lorsqu’il se trouve en « indisponibilité périodique pour entretien et réparations » ; le GAN et ses capacités de contrôle aéro-maritime, de frappes aéroterrestres et de renseignement sont indisponibles.
Deux porte-avions ou rien du tout ! La possession d’un deuxième PA représenterait, au même titre que notre dissuasion nucléaire, un atout stratégique et symbolique déterminant pour tenir notre rang de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies. En quinze ans de service opérationnel, Charles a ainsi parcouru l’équivalent de vingt-trois tours du monde et participé à de nombreuses missions de combat majeures. Ces états de service impressionnants sont appelés à s’étoffer encore largement, le bâtiment devant rester en service au moins jusqu’en 2038. L’argument de la crédibilité face aux Américains doit être aussi souligné, non seulement grâce à nos sous-marins, mais aussi avec le Charles. Un amiral français a ainsi pris le commandement de la TF-50 américaine, le PA français ayant pu prendre la relève de leur propre bâtiment alors indisponible.
Lors de l’une de ses nombreuses interventions devant les parlementaires, l’ancien CEMM ouvre une perspective européenne : « On essaie d’agréger la puissance maritime européenne autour de ce symbole qu’est le porte-avions », précisant que le GAN a intégré à plusieurs reprises des frégates belge et britannique ajoutant que « ce bâtiment est le seul de ce type en Europe, au moment où la Chine va en construire quatre, l’Inde visant à en avoir également quatre ; où les États-Unis en ont onze qu’ils renouvellent ; où les Britanniques en construisent deux et où les Russes ne sont pas moins ambitieux ».
Et l’amiral Bernard Rogel d’ajouter : « Le savoir-faire de notre groupe aéronaval agit, dans ce contexte, comme un pôle d’attraction des marines occidentales et notamment européennes. Pourquoi les Français baisseraient-ils la garde précisément à cet instant ? Il y a là quelque chose que je ne comprends pas très bien, alors que nous avons réussi à nous maintenir parmi les meilleurs au monde jusque-là ! ». Sur le plan stratégique, il ne veut pas que l’on « soit frappé du syndrome du poisson rouge, qui fait un tour de bocal, puis oublie ! ».
Le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier le souligne tout aussi nettement : « Alors que les États-Unis redistribuent une partie de leurs moyens navals vers l’Asie-Pacifique, l’enjeu consiste à ‘partager le fardeau’ de la sécurité transatlantique et à renforcer la défense de l’Europe. De fait, l’environnement stratégique de l’Europe se durcit. Depuis l’Arctique et la Baltique jusque dans le bassin pontico-méditerranéen (mer Noire et Méditerranée orientale), les forces occidentales sont confrontées à des stratégies anti-accès qui visent à interdire l’ouverture vers ces espaces maritimes. Au plan mondial, les puissances dites émergentes accroissent leurs capacités navales et contestent le principe de liberté des mers, au fondement du mode de vie des ‘sociétés ouvertes’. Avec quatre PA (deux français et deux britanniques), l’Europe disposerait en permanence d’un groupe aéronaval. Elle aurait la capacité d’imposer le respect de ses intérêts sur l’océan mondial et pèserait dans les équilibres planétaires ».
Autre élément d’appréciation politique : la crédibilité de notre siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Comme l’a répété le président de la République lors de son intervention devant l’Assemblée générale le 25 septembre 2018, « la France doit peser sur les affaires du monde ». Pour ce faire, la permanence à la mer de son GAN doit être impérativement assurée. Par conséquent et compte-tenu de la fin de service du Charles (2038), il faut en réalité décider la mise en chantier, non pas d’un seul mais bien de deux porte-avions.
Enfin, la question des PA français conditionne l’évolution de celle du nucléaire dans ses deux dimensions : la propulsion et la dissuasion. Tant pour les PA que pour les sous-marins, la question de la propulsion nucléaire restera centrale, en tout cas jusqu’à l’horizon 2050. La dissuasion nucléaire vient d’être réaffirmée dans ses deux composantes air/mer. Dans le cadre de la composante aéroportée, le PA apporte – via la FANu (Force aéronavale nucléaire), des modes d’action à la fois complémentaires et spécifiques. La FANu bénéficie de la souplesse d’emploi et du caractère démonstratif qu’offre le porte-avions : affirmation d’une pression politique dès l’appareillage et dans la durée, capacité de pré-positionnement ou de redéploiement sans contrainte géographique, capacité de démonstration de force graduée et augmentation de l’incertitude chez l’adversaire. Ces atouts resteront valides jusqu’à l’horizon 2050.
Sans conclure de manière définitive et au-delà de toutes autre considération, les PA français et leur corollaire stratégique de permanence stratégique du GAN, illustrent déjà de la manière la plus claire qui soit l’affirmation et la légitimité de la présence régalienne en mer. Et ce rappel westphalien prend d’autant plus d’importance que la mondialisation contemporaine se caractérise par la privatisation d’une multitude d’activités auparavant assurées par les Etats. Comme le constate Régis Debray12, « les Sociétés militaires privées (SMP) ont déjà été testées face à la piraterie. La sécurité en mer et la maîtrise des océans, espace traditionnel de déploiement des puissances régaliennes, seront désormais entre les mains des mercenaires. Quand on observe, entre autres, combien l’absence d’un deuxième porte-avions rend très largement théorique la capacité de déploiement du Charles-de-Gaulle, vu ses longues périodes d’indisponibilité, force est de rappeler qu’il y a des économies qui coûtent cher »13.
La dernière remarque de Régis Debray résume notre propos : deux porte-avions, sinon rien ! En effet, si en remplaçant le Charles-de-Gaulle on n’envisage pas aussi la disponibilité d’un ‘sister-ship’ (nucléaire ou conventionnel14) en mesure d’assurer sa relève lorsqu’il est au bassin pour entretien et révision, ses capacités opérationnelles à temps partiel s’en trouveront d’autant diminuées, sinon neutralisées. Et l’on peut imaginer, par exemple, que des puissances méditerranéennes comme la Turquie ou la Russie, puissent choisir une période d’indisponibilité de notre unique porte-avions pour déclencher une crise maritime susceptible de monter en puissance, comme ce fut le cas en mer d’Azov le 25 novembre 2018 alors que Moscou ordonnait à ses frégates d’arraisonner plusieurs bâtiments ukrainiens.
Résumons encore, même si ces évidences ne sont pas partagées par l’ensemble de nos responsables politiques et même certains officiers généraux de nos armées, le PA – remplacé, modernisé et doublé par un deuxième bâtiment, garantirait trois constantes :
La synthèse opérationnelle entre l’arme aérienne et la force navale ; la mobilité, la capacité d’éloignement et la durée dans le temps ; une composante supplémentaire et indispensable à la dissuasion nucléaire.
Serait ainsi assurée la permanence à la mer d’un GAN susceptible de se projeter partout dans le monde – une nécessité stratégique face à une évolution qui se caractérise par « l’arsenalisation » des mers et des océans.
Comme l’écrivait l’amiral Guy Labouérie : « il n’y a pas de réelle mobilité si l’on ne possède pas la grande logistique qui va avec et qui sera d’autant plus importante que les distances seront plus grandes. Sur ce point, il y a une confusion habituelle chez beaucoup entre mobilité et rapidité. Il faut en réalité les deux et c’est l’immense avantage des forces aéronavales de les concilier par le mariage de la mobilité de l’ensemble, qui fait planer l’incertitude avec la foudroyance de leurs moyens : missiles et aéronefs embarqués ».
Richard Labévière
Richard Labévière est le rédacteur en chef du magazine en ligne Proche et Moyen-Orient.ch. Essayiste, spécialiste des relations internationales, de géopolitique, de sécurité et de lutte antiterroriste, il a publié une trentaine de livres sur ces questions. Dernier livre paru : Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des mers et des océans. Éditions Temporis, janvier 2020.
14 décembre 2020
Notes
1 Richard Labévière : Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des mers et des océans. Editions Temporis, janvier 2020.
2 Les arrêts techniques majeurs peuvent s’étendre sur douze mois ou plus.
3 L’objectif lointain étant de disposer de deux PA de projection de puissance en service pour l’Europe, et donc de quatre PA au total.
4 RESCO : mission de recherche et sauvetage au combat.
5 Catapult Assisted Take-Off But Arrested Recovery.
6 Voir le chapitre 13 : OTAN et « en même temps » Europe de la défense ?
7 Amiral Bernard Rogel : ancien chef d’état-major de la Marine nationale (du 12 septembre 2011 au 13 juillet 2016). Il est actuellement le chef d’état-major particulier du président de la République.
8 Après les attentats du 13 novembre 2015, l’effectif de Sentinelle est porté à 10 000 militaires auxquels s’ajoutent les 1 500 marins qui assurent la défense des approches maritimes de la France et les 1 000 militaires de l’Armée de l’air qui assurent la sécurité permanente de l’espace aérien français. Cela porte donc à environ 13 000 militaires qui assurent la sécurité sur le territoire métropolitain. En février 2017, on dénombrait 7.000 militaires (pouvant aller jusqu’à 10.000) déployés sur tout l’ensemble du territoire.
9 « Le futur porte-avions français devrait être plus imposant et mieux protégé que le Charles-de-Gaulle », Laurent Lagneau – Zonemilitaire/Opex360.com, 9 juin 2019.
10 Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans. Rapport d’information de MM. Jeanny LORGEOUX et André TRILLARD, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées n° 674 (2011-2012) – 17 juillet 2012.
11 George Friedman : La Prochaine décennie. ZDL-Editions, 2012.
12 Entretien avec l’auteur, 12 février 2018.
13 Regis Debray : L’Erreur de calcul. Editions du Cerf, janvier 2015.
14 A ce propos, il serait illusoire de penser qu’un deuxième porte-avions classique (à propulsion conventionnelle) présenterait l’avantage d’un coût inférieur à celui d’un porte-avions nucléaire. Une telle option s’accompagne obligatoirement de la construction d’un pétrolier ravitailleur adapté (environ 500.000 euros), et d’autres infrastructures d’accompagnement qui, au final, rejoignent, voire dépassent le coût d’un porte-avions nucléaire (entre 4 et 5 milliards d’euros).
Proche et Moyen-Orient.ch
https://prochetmoyen-orient.ch/deux-porte-avions-sinon-rien/