Dans un vaste panorama*, Guy Delbès, nous présente à la fois le monde dont il vient, tout en dévoilant les arcanes de certaines communautés qui y subsistent, depuis des siècles. Un riche et agréable tour d’horizon.
En dépit d’un titre accrocheur, mais réducteur puisque son texte va au-delà, l’intérêt majeur de ce livre est la compréhension profonde d’une région que de Gaulle qualifiait de « compliquée ». Or il est plaisant de découvrir au fur et à mesure de notre lecture la progressive disparition de cette brume obscurcissant la compréhension, causée par un mélange de préjugés et d’ignorance. D’entrée de jeu, l’auteur nous explique la décomposition de l’Empire Ottoman sous les coups de butoir des puissances européennes, en particulier la France et la Grande-Bretagne, puis relate la formation des Etats contemporains. Il est vrai que l’auteur, né à Lattaquié, est issu d’un père français et d’une mère syrienne. De surcroît, ayant sillonné le monde dans tous les sens et en particulier le Levant, successivement en tant que diplomate, négociateur ou homme d’affaire, il est l’un des plus qualifié pour l’expliquer avec recul et sans parti-pris.
Après avoir situé les notions de Proche et de Moyen Orient puis dépeint l’Etat ottoman vieillissant, il montre les calculs rapaces autour de son héritage. Ceux-ci se concrétisent dans un premier temps par les symboliques accords Sykes-Picot. Cependant, comme le démontre l’ouvrage, il ne s’agit que de la première étape d’une suite de nouvelles négociations, discussions, tiraillements, coups bas et redéfinition du partage entre le coq gaulois et l’impératrice des mers. A l’image de ces errements, le découpage dans le vif entre prédateurs et aussi à l’intérieur des territoires sous leur pouvoir se prolonge plusieurs décennies, accompagné de doubles jeux et de trahisons. Parallèlement à ces rivalités et s’y superposant souvent, le projet sioniste, affirmé dans la déclaration Balfour manœuvre entre les deux puissances et prend racine en Palestine, en dépit des premiers engagements franco-britanniques qui affirmaient la mettre sous mandat international et au dépens de ses habitants.
Après la seconde guerre mondiale, Delbès nous montre la consolidation des jeunes Etats indépendants, soumis aux pressions internes et écartelés entre pouvoirs militaires, aspirations nationalistes et organisations partisanes. Profondément blessées par la création de l’Etat israélien, leurs opinions publiques conservent leur amertume, tandis que s’affirment progressivement de solides structures étatiques que chercheront à abattre les anciens maîtres encadrés par la puissance américaine et l’ambition israélienne.
Cette évolution étant présentée, Delbès nous décrit de façon didactique diverses communautés apparemment singulières, mais dont l’existence ou l’action ont été cruciales dans l’histoire de cette partie du monde. Remontant au Xème siècle de notre ère, il s’intéresse aux Qarmates, dont la puissance politique et militaire, aux confins de l’Arabie orientale et du Bahreïn ébranla l’empire abbasside. Après avoir conquis et pillé La Mecque, ils avaient emporté avec eux la célèbre Pierre Noire qui en occupe le centre. Cet évènement, ancien mais significatif, illustre fort bien les résurgences imprévisibles de mouvements millénaristes qui ont parfois surgit soudainement et recomposé par contrecoup toute la région. Plus près de nous, il propose une élucidation de la communauté des Noçaïris, qualifiée depuis un siècle d’Alawites et originaires des montagnes du nord-ouest de la Syrie. Au pouvoir à Damas depuis plus d’un demi-siècle, ces hommes perpétuent, sous un voile musulman, une foi et des cultes ésotériques qui remontent au fond des âges, puisque leur présence est antérieure non seulement à l’islam, mais aussi au christianisme,
Autre fausse dissidence de l’islam, les Yézidis, que leur persécution par l’Etat islamique (Daech) a portés à la une de l’actualité. Qualifiés par nombre de leurs détracteurs d’« Adorateurs du Diable », ils restent peu connus, y compris de leurs voisins immédiats. Dispersés sur une grande aire depuis le nord de l’Irak jusqu’aux confins de l’Arménie et de la Géorgie, ils vivent en milieux fermés. Leurs doctrine, leurs cultes, leur vie communautaire et leur démographie, sont remarquablement détaillés par Guy Delbès. Il a eu le privilège de côtoyer certains de leurs hauts dirigeants. Aussi nous livre-t-il la traduction de leur « Livre Noir » (Meshef Resh),et reproduit-il plusieurs de leurs mythes fondateurs.
Plus politique, l’étude des Kurdes, partagés entre plusieurs puissances orientales et divisés entre tribus concurrentes motive notre auteur. Eux aussi sont portés au faite de l’actualité, en Irak et en Syrie. Remontant aux tensions entre les Ottomans et certains chefs kurdes, puis évoquant les grands soulèvements tribaux dans la Turquie kémaliste, l’Irak baassiste ou l’Iran impérial, il s’interroge sur ce problème qui mine le Proche-Orient et que les traités de Versailles et de ses succédanés avait éludé.
D’une plume légère et très bien informée, Delbès dénoue, un après l’autre, les fils, dont l’enchevêtrement obstrue le regard des néophytes, en évitant les lourdeurs de certains manuels. Une lecture instructive et sans efforts.
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(*) Minorités mystérieuses d’Orient, Guy Delbès, Hermann éditeur, 235 p., 2017, 22 €