Jeune architecte angolaise, diplômée à l’université de Southbank et à l’Architectural Association de Londres, Paula Nascimento a épousé la cause de la multidisciplinarité et développé, avec son coéquipier Pansera, un regard innovant sur la condition de l’urbain en Angola et en Afrique. Elle prône un développement de la cité libéré des seuls paramètres architecturaux et urbanistes occidentaux, plus attentif à la créativité locale et aux solutions pouvant améliorer – même avec des moyens limités – la vie des habitants des grandes agglomérations. Son prochain défi international : l’Expo 2015 de Milan, pour lequel elle officie auprès de la Commission angolaise ad hoc.
Le prix récompense « la capacité des conservateurs et de l’artiste qui, ensemble, réfléchissent sur l’aspect inconciliable et la complexité de la notion de site ». Comment traduiriez-vous concrètement cette définition ?
Le projet « Luanda ville encyclopédique » [récompensé par le Lion d’or, voir encadré] est la fusion de projets et de concepts sur cette ville, et également la suite des recherches que nous avons entamées en 2012 à Exposition internationale d’architecture de Venise, dans le cadre l’expérience « Beyond entropy » (1). Il s’agit bien d’une réflexion sur la complexité du site, quel qu’il soit, une démarche validée par le jury de la Biennale, dont le jugement nous a emplis de fierté.
En tant que conservateurs, nous avons travaillé le thème de cette année, « Le Palais encyclopédique », comme un défi à la notion de musée ou de collection d’art. Les organisateurs ont plutôt mis en avant un concept utopique consistant à réunir tout le savoir humain à l’intérieur d’un édifice historique dont, bien sûr, Venise regorge.
Notre projet est autant une exposition sur la complexité spatiale de Luanda, telle que révélée par le formidable travail du photographe Edson Chagas, qu’un travail plus vaste profond sur la question urbaine. Le travail de Chagas fait pendant à la peinture de la Renaissance exposée dans le prestigieux palais Cini (2). C’est une sorte de frottement culturel et historique entre la Luanda du xxie siècle et la Venise du xvie, deux villes qui, paradoxalement, ont beaucoup en commun.
En donnant au public l’occasion de constituer son propre catalogue personnalisé, puisqu’il est invité à recueillir les images de son choix posées à même le sol du palais, le public interagit avec l’exposition comme Chagas interagit avec les objets qu’il a photographiés.
Le palais Cini a été fermé au public pour vingt ans et très peu de gens ont eu la chance de voir la collection qu’il recèle. En ouvrant les portes de cette exposition, nous avons aussi contribué à replacer le patrimoine de ce lieu dans la géographie culturelle vénitienne.
Quels sont les critères du choix des photos de Chagas, qui replace des objets abandonnés de la ville dans un autre contexte urbain, dans une sorte d’art ironique, presque anthropologique, de recherche esthétique « post-moderne » ?
Notre intérêt pour le travail de Chagas réside précisément dans le fait qu’il s’agit d’une œuvre urbaine, avec une dualité latente entre réalité et fiction – ou réalité reconstruite. Nous apprécions, d’une part, sa façon de cataloguer et rationaliser les objets qui appartiennent à l’encyclopédie des conditions urbaines, et, d’autre part, la manière dont il repositionne les objets dans des contextes différents, ce qui est aussi une reconstruction poétique, un acte de création critique et d’invention. Toute encyclopédie contient, par définition, ces deux conditions.
Cette série de vingt-trois photos intitulée Found not taken (« Trouvées, mais pas prises) n’a pas été réalisée pour ce projet. C’est une recherche menée par Chagas pendant six ans, d’abord à Londres et à Newport, en tant que critique de la société de consommation, et poursuivie à Luanda. L’acte de replacer les objets prend un nouveau sens dans le contexte africain : auparavant, lorsque les temps étaient plus difficiles, ces objets n’auraient peut-être pas été abandonnés dans les rues et seraient réutilisés. S’il y a une ironie, et parfois du romantisme dans ces mises en scène, il y a aussi, comme vous dites, un aspect anthropologique dans cette recherche qui souligne la dichotomie de la ville en pleine reconstruction. Chagas humanise les objets qui deviennent les acteurs principaux de la cité, ses images capturent subtilement l’âme de la ville.
Luanda est au cœur de vos recherches. De quelle façon cette ville au développement chaotique et paradoxal continue-t-elle à vous inspirer ?
Ce sont justement le chaos urbain et ses paradoxes, ses immenses conurbations et le manque d’infrastructures appropriées qui nous interpellent. Luanda est plus que jamais une ville qui oscille entre l’urbain et le rural, entre le planifié et l’improvisation, entre le colonial, le moderne et le contemporain, entre des espaces naturels et des espaces construits, entre l’humain et l’animal – des catégories qui se transforment constamment en leur opposé.
La distinction entre lieux de production et lieux de consommation, entre public et privé, entre structures et infrastructures est constamment brouillée. Ces caractéristiques ont une influence sur la façon dont les gens s’approprient l’espace de la ville, s’adaptent à la vie citadine. Notre intérêt est de comprendre ces dualités, et surtout la culture vivace qui permet de survivre dans ces conditions particulières. On ne peut pas approcher des villes comme Luanda en les concevant de la même manière que celles européennes, par exemple.
Quelles sont les lignes futures de vos travaux et « réflexions urbaines » ?
Bien que nous ayons centré notre attention sur Luanda comme le paradigme des transformations urbaines en cours en Afrique subsaharienne, nous avons aussi élargi notre recherche à d’autres territoires et essayé d’éviter les erreurs commises en Occident, en nous adaptant à leurs conditions spécifiques.
En suivant notre approche multidisciplinaire, nous espérons développer ces idées sur le terrain. Nous voudrions tester la réflexion menée dans le cadre de Beyond entropy, qui propose des interventions urbaines radicales. Nous avons l’ambition de créer un langage architectural urbain, une méthode de travail qui peut façonner les villes africaines du futur, répondre aux défis climatiques, géographiques et culturels qui ont été trop souvent abandonnés.
Les milieux artistiques angolais, dans leurs différentes expressions, subissent-ils aussi une évolution « post-moderne » ?
La tendance à utiliser des objets abandonnés, des épaves du monde urbain retrouvés en des lieux disparates et les combiner ou les utiliser dans des contextes très différents est de plus en plus marquée chez les artistes angolais. Il y a certainement un aspect de post-modernisme dans cette œuvre, et même au-delà ! Recycler et se réapproprier ces objets est un aspect évocateur des pratiques chères à Marcel Duchamp. Mais cela ne veut pas dire que tous les artistes angolais entrent dans la même catégorie, ils sont au contraire très différents entre eux.
Comment imaginez-vous la capitale angolaise dans dix ou quinze ans ?
Selon une étude récente réalisée par McKinsey sur les villes du futur, Luanda sera en 2025 la 17e métropole mondiale, la 5e ville du continent africain en termes de population, et la 4e pour la croissance démographique. Un scénario quelque peu effrayant. J’espère que cela se fera d’une façon globale, sur des modèles de développement durable et de façon équilibrée.
(1) Beyond entropy travaille avec le concept d’énergie pour produire de nouvelles formes d’aménagement de l’espace. Il est dirigé par l’architecte italien Stefano Pansera, résidant à Londres.
(2) Vittorio Cini, riche philanthrope (1885-1977), a laissé en héritage à la fondation Cini son patrimoine artistique, dont plusieurs palais vénitiens.