Tout observateur de longue date de la politique russe sait que l’état d’avancement du tango russo-américain est mieux évalué à partir d’intrigues secondaires, souvent obscures et inaperçues, loin de l’amphithéâtre où les gladiateurs croisent le fer. C’est pourquoi il convient d’explorer deux pistes concernant la crise ukrainienne.
PAR M. K. BHADRAKUMAR
La première est la rencontre entre le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, et son homologue indien, S. Jaishankar, à Jakarta, en marge du sommet de l’Asie de l’Est, et la seconde est l’arrivée inopinée du secrétaire d’État américain, Antony Blinken, à Kiev. Ces deux événements se sont produits mercredi 6 septembre. Le trafic cryptographique entre Jakarta, Kiev, Moscou et Washington a dû être très intense au cours des dernières 48 heures.
Le compte-rendu russe de la rencontre entre M. Lavrov et M. Jaishankar indique que les deux ministres « ont échangé des points de vue sur les questions les plus urgentes des relations bilatérales et des questions internationales… Un désir mutuel d’accroître la coordination dans les formats multilatéraux, principalement à l’ONU, ainsi qu’au sein de l’OCS, des BRICS et du G20, a été souligné ».
De toute évidence, ce qui a justifié cette réunion, c’est la tentative fébrile de l’Inde d’élaborer une formulation sur l’Ukraine pour la déclaration du G20 qui permettrait au gouvernement Modi de revendiquer un triomphe diplomatique.
La semaine dernière, M. Lavrov a averti qu' »il n’y aura pas de déclaration générale [du G20] au nom de tous les membres si notre position n’est pas reflétée ». Mais Jaishankar sait qu’un axiome de la diplomatie russe est « Ne jamais dire jamais ».
Il semble peu probable que Moscou s’oppose à ce que Modi tienne un trophée lorsque le G20 se terminera dimanche. Pour le président Biden également, un Modi qui réussit devient un partenaire plus efficace dans l’Indo-Pacifique.
D’ailleurs, le communiqué de la Maison Blanche souligne que « lors de son séjour à New Delhi, le président Biden saluera également le leadership du Premier ministre Modi au sein du G20 et réaffirmera l’engagement des États-Unis en faveur du G20 en tant que principal forum de coopération économique, notamment en l’accueillant en 2026 ».
Une formule de compromis sur l’Ukraine peut encore être négociée. Si c’est le cas, ses paramètres seront un indicateur de la mesure dans laquelle Moscou et Washington sont enclins à rapprocher leurs intérêts et attentes respectifs.
Entre-temps, le 6 septembre, M. Blinken s’est embarqué pour une visite atypique à Kiev. Il n’avait pas le feu au ventre. Pour une fois, il n’a pas menacé la Russie ni ridiculisé Poutine depuis le sol ukrainien. Il n’a pas non plus montré beaucoup d’enthousiasme pour la contre-offensive de Kiev.
Il s’est plutôt concentré sur les horribles souffrances humaines causées par la guerre, sur le rétablissement de l’Ukraine en tant que démocratie après le conflit et sur la reconstruction de son économie. M. Blinken a répété à plusieurs reprises qu’il effectuait cette visite sur instruction de M. Biden. En présence du président Zelensky, M. Blinken a déclaré :
« Nous sommes déterminés, aux États-Unis, à continuer à marcher à vos côtés. Le président Biden m’a demandé de venir, de réaffirmer fermement notre soutien, de veiller à ce que nous maximisions les efforts que nous déployons et que d’autres pays déploient pour relever le défi immédiat de la contre-offensive ainsi que les efforts à plus long terme pour aider l’Ukraine à construire une force pour l’avenir qui puisse dissuader et défendre contre toute agression future, mais aussi de travailler avec vous et de vous soutenir alors que vous vous engagez dans le travail critique de renforcement de votre démocratie, de reconstruction de votre économie« .
Des paroles émouvantes, mais pas de discours fanfaronnant sur la libération de la Crimée, sur la poursuite du combat dans le camp russe ou sur la nécessité de forcer la Russie à quitter les territoires annexés et de ne négocier avec la Russie qu’en position de force. Lors de la conférence de presse conjointe de M. Blinken et du ministre ukrainien des affaires étrangères Dmytro Kuleba, ce dernier a affirmé qu’ils avaient eu une discussion « substantielle » sur la fourniture de fusées à longue portée, ATACMS, à Kiev. Mais M. Blinken a éludé le sujet.
L’aspect le plus inhabituel de la visite de M. Blinken est qu’elle s’est prolongée sur une deuxième journée. C’est sans doute la première fois que Blinken a passé une nuit en Ukraine. Le premier jour, Blinken avait un programme assez serré pour rencontrer Kuleba, Zelensky et le Premier ministre Denis Shmigal, mais l’itinéraire du deuxième jour [7 septembre] est resté ouvert. Il est évident qu’il est venu à Kiev pour des discussions sérieuses.
Il est concevable que M. Biden soit intéressé par l’ouverture de pourparlers de paix entre Moscou et Kiev, maintenant que la contre-offensive ukrainienne n’a pas atteint ses objectifs politico-militaires et qu’il existe des signes inquiétants d’affaiblissement du soutien à la guerre par procuration en Amérique et en Europe, alors qu’une offensive russe pourrait asséner un coup de grâce à l’armée ukrainienne. Selon les estimations russes et occidentales, près de 65 à 70 000 soldats ukrainiens ont été tués au cours des trois derniers mois seulement, depuis le début de la « contre-offensive » de Kiev.
Par ailleurs, coïncidence intéressante, le 6 septembre, la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, a approuvé la nomination de Rustem Umerov au poste de ministre de la défense, en remplacement d’Alexei Reznikov. Tatar de Crimée né en Ouzbékistan (URSS), Umerov n’a pas d’expérience militaire. Mais Zelensky lui fait confiance et les Américains l’acceptent.
Ce qui distingue Umerov, c’est qu’il a été l’un des principaux négociateurs lors des pourparlers de paix avec la Russie à Istanbul en mars de l’année dernière, qui ont abouti à un document convenu (dont Zelensky s’est ensuite rétracté sous la pression anglo-américaine). Il a également joué un rôle déterminant dans la négociation de l’initiative sur les céréales de la mer Noire (soi-disant accord sur les céréales entre l’Ukraine et la Russie), qui est devenue opérationnelle en juillet de l’année dernière à Istanbul.Il s’agit là d’une goutte d’eau dans l’océan qui doit être dûment prise en compte.Le 7 septembre, un jour après la nomination d’Umerov, le ministère turc de la défense a annoncé à Ankara : « Nous suivons de près les événements qui se déroulent entre la Russie et l’Ukraine et qui menacent sérieusement la sécurité de notre région et du monde entier. Nous confirmons que nous sommes prêts à jouer un rôle actif et d’assistance pour garantir un cessez-le-feu et une paix stable, ainsi qu’à fournir un soutien complet pour atténuer la crise humanitaire. » Il convient de noter que le ministre turc de la défense, Yasar Guler, venait de rentrer de Russie en tant que membre de la délégation qui accompagnait le président Recep Erdogan à Sotchi le lundi.
Autre coïncidence, le 7 septembre, le gouverneur par intérim de la région de Zaporozhye, Evgueni Balitski (nommé par le Kremlin), a déclaré à la TASS que la Russie et l’Ukraine avaient besoin d’une plateforme neutre où les deux pays pourraient négocier des solutions pragmatiques à leurs problèmes mutuels, y compris des échanges de prisonniers, qui fonctionneraient même si l’opération militaire spéciale se poursuivait. M. Balitsky répondait à une question précise de la TASS sur la possibilité actuelle de négociations entre la Russie et l’Ukraine. Il a poursuivi en déclarant : « Il devrait y avoir une plate-forme de négociation :
« Il devrait y avoir une plateforme de négociation quelque part – au niveau des ministères des affaires étrangères, au niveau d’autres pays médiateurs. Il faut des gens qui sont malheureusement désengagés de la situation. Elles sont capables d’aborder la question de manière objective et pragmatique, mais il devrait y avoir une table quelque part où les représentants autorisés interagiraient. Cela permettrait de résoudre les problèmes d’échange de prisonniers de guerre ou, par exemple, la question d’un moratoire sur le bombardement des centrales nucléaires. Cela profitera à tout le monde, même en temps de guerre, aussi cynique que cela puisse paraître.
« Quoi qu’il en soit, il devrait y avoir une sorte de plate-forme.Elle pourrait marquer le début de discussions plus approfondies. Et quelque chose pourrait en résulter.Et, peut-être, serions-nous en mesure de résoudre pacifiquement la tâche définie par le président ».
Ne vous y trompez pas, Balitsky est un politicien chevronné de Melitopol, issu d’une famille de militaires qui a servi dans l’armée soviétique et a siégé deux fois au parlement ukrainien depuis qu’il est entré en politique en 2004. Il ne fait aucun doute qu’il a parlé sur instruction du Kremlin.
D’ailleurs, M. Poutine avait rencontré M. Balitsky au Kremlin il y a deux semaines. Les remarques de M. Balitsky ont été soigneusement programmées, et M. Blinken et ses hôtes ukrainiens n’auraient pas manqué le message qu’il a transmis, à savoir que Moscou est ouvert aux négociations.
Même si des craquements se font entendre sur le lac gelé des relations russo-américaines, le fait que MM. Biden et Lavrov arrivent à Delhi dans la journée pour le sommet du G20, qui se tiendra jusqu’à dimanche, ajoute à l’enchantement de la scène.
PAR M. K. BHADRAKUMAR