Décidément, aux Proche et Moyen-Orient compliqués, plus ça change, plus c’est la même chose ! Presses et chancelleries occidentales semblent n’avoir rien appris de la crise syrienne. Celle-ci a pourtant mis un coup d’arrêt aux mal nommées « révolutions arabes », dont les forces politiques – plus ou moins – étroitement affiliées à la Confrérie des Frères musulmans, avaient profité pour se faire élire – soit disant – démocratiquement avant d’accéder aux responsabilités suprêmes en Tunisie et en Egypte.
Très imaginatives dans leur opposition aux pouvoirs alors en place – aides sociales, soutiens sanitaires et pédagogiques aux quartiers et classes défavorisées -, ces mêmes forces politiques se sont révélées désastreuses dans l’exercice effectif du pouvoir. Incapacité totale à répondre aux différentes attentes de la société civiles en gestation depuis plusieurs décennies ; inaptitude à gérer les dossiers économiques, notamment en matière d’approvisionnements de première nécessité et à sauvegarder un secteur touristique peu enclin à s’enthousiasmer pour une application, plus ou moins ouverte, de la Charia ; enfin allergie prononcée à toute espèce de gouvernement d’ « union nationale ». Incapables de promouvoir des intérêts stato-nationaux, les Frères musulmans au gouvernement ont renoué avec les vieux démons théologico-politiques de leur fondateur Hassan al-Banna : le Coran est notre constitution et la Oumma (communauté des croyants), notre programme.
Sur le plan extérieur, les Frères devaient gérer une contradiction qui n’arrange pas leurs affaires : monter en première ligne aux côtés des monarchies wahhabites afin de contenir, sinon de neutraliser le grand Satan chi’ite (Iran, Irak, Liban, Bahreïn, Afghanistan, sans parler des fortes minorités peuplant les régions pétrolières de la péninsule arabique) ; tout en défendant les tables de la loi de Camp David, la paix froide avec Israël – signée par Sadate et Begin en 1978/79 -, sans désespérer Gaza…
Enfin, comme l’écrivait, fort à propos Alain Chouet – pour espritcors@ire.com, le 11 juillet dernier -, dans son papier – Conséquences et leçons du « putsch » familial de Doha -, les sources financières du Qatar qui alimentaient les caisses personnelles de Mohammed Morsi et de sa clique, ont fini par se tarir… Cerise sur le gâteau : le même Morsi procédait à quelques petits coups d’Etat, en douce et mine de rien, pour s’arroger l’ensemble des pouvoirs politiques, économiques, médiatiques, juridiques et judiciaires échappant encore aux Frères, reproduisant fidèlement le système de privilèges ayant mené Moubarak à sa perte. Cela fait beaucoup, mais tant que les soutiens du Département d’Etat américain et de l’Union européenne suivaient, les Frères auraient eu bien tort de se priver… Cependant, si les ruses de l’histoire restaient impénétrables, on pouvait se dire, à tout le moins, que les mêmes causes produiraient les mêmes effets.
Après un an de pouvoir frériste, quelque 30 millions d’Egyptiens descendent dans la rue pour dire une chose aussi simple qu’unanime : Morsi dégage ! Révolution dans la révolution, quelques belles âmes dénonceront un coup d’Etat qui amènera la destitution du nouveau pharaon. Plusieurs hauts responsables américains, de même que Catherine Ashton – chef de la diplomatie européenne -, dont on connaît la vision et l’efficacité légendaires, se sont succédés au Caire, réclamant instamment aux militaires égyptiens de pouvoir visiter Mohamed Morsi pour voir s’il était bien traité, avant de réclamer sa libération. Les Frères musulmans ont aussitôt traduit ces postures comme autant de soutiens et se sont précipités dans la voie de la résistance armée, générant les récents affrontements meurtriers.
Quelques voix d’outre-tombe de la Vallée des Rois se mêlent à celle d’un intéressant article du New York Times du 17 août pour décrire l’ampleur de ce revers de la diplomatie américaine, copiée par les Européens. Les experts du Département d’Etat et ceux du Pentagone n’ont cessé d’accompagner la gestion de crise en misant sur le général Abdel Fattah al-Sissi, le nouvel homme fort du Caire et la médiation, entre autres, des Emirats arabes unis. Considérant le premier comme « son homme », le patron du Pentagone Chuck Hagel s’est fait quelque peu débordé par celui-ci qui a préféré écouter la rue égyptienne et son état-major dont la majorité des officiers demeurent des « nationalistes nassériens » très opposés aux Frères. Mais en même temps, Pentagone et Maison Blanche, – à l’écoute de Tel-Aviv -, ne pouvaient s’aliéner durablement l’armée du principal pays arabe. Une seule question intéresse en ce moment Israël : que va faire l’Egypte ? Avec ses 80 millions d’habitants, cette masse critique demeure l’un des impondérables de la géopolitique régionale. Dans le même temps, l’Arabie saoudite, Abou Dhabi et Dubaï qui ne veulent pas de contagion frériste chez eux, ont aussi joué double et jeu et donné carte blanche aux militaires égyptiens.
Malgré la manifestation meurtrière du 29 juin dernier et les récents événements sanglants, l’armée égyptienne ne déplore aucune défection, forte du soutien de plusieurs pays de la Ligue arabe, dont Bahreïn dont la population est majoritairement chi’ite ! L’armée continuera son bras de fer avec les Frères, qui finiront par rentrer dans leur boîte, même si leur stratégie consiste à fabriquer le plus de martyrs possible pour se ménager le soutien de la communauté internationale et des médias occidentaux. Même s’il a gelé la livraison de quatre F-16 et reporté sine die les manœuvres conjointes américano-égyptiennes Bright Star de septembre prochain, le président Obama est coincé et ne pourra pas annuler l’aide financière annuelle (civilo-militaire : plus de 2 milliards de dollars) à l’Egypte. Tel-Aviv aussi est contraint d’acquiescer en silence, la ligne dure de Sissi, au risque de fragiliser l’héritage de Camp David. Dans ce contexte des plus volatiles, des conseillers militaires russes sont venus inopinément visiter la grande pyramide et offrir leurs services…
Les jours, sinon les semaines et les mois qui viennent verront de nouveaux affrontements meurtriers. Un risque d’algérianisation 1 n’est pas à exclure Une centaines d’églises, de couvents et de lieux coptes ont été brûlées par les partisans des Frères musulmans, que plusieurs islamologues parisiens continuent à présenter comme les « démocrates-chrétiens de l’Islam ». Un risque certain d’attentats résiduels est aussi à prendre en compte., Plusieurs dizaines de pick-ups armés, en provenance de Benghazi (Libye), ont franchi la frontière égyptienne et les tribus du Sinaï ont déterré la hache de guerre contre les militaires du Caire.
Alain Chouet encore, écrivait dans la préface de l’ « Atlas de l’Islam radical 2 » paru il y a sept ans : « sauf à entrer dans la logique des activistes et à leur susciter sympathisants, partisans et militants, la réaction de l’Occident se tromperait de cible en rendant les régimes arabes et musulmans, si moralement condamnables soient-ils parfois, responsables ou complices d’une forme de violence dont ils sont les premiers objectifs. Contribuer à leur évolution et à leurs réformes est sans doute souhaitable, les y contraindre par la force, l’élimination brutale et l’imposition de valeurs étrangères ou mal assimilées n’aboutit qu’à susciter des vides que seuls les activistes islamistes violents sont actuellement capables de remplir. En Irak, la montée en puissance d’Abou Moussaab al-Zerqawi chez les Sunnites et de Moqtada Sadr chez les Chi’ites a illustré ce risque. En Syrie, au Yémen, en Égypte, en Palestine, au Maroc, en Algérie, mais aussi en Asie centrale et du sud-est, les Jamaa, outre leurs attaques locales, comptent sur les pressions occidentales pour déstabiliser les régimes en place et leur ouvrir la voie d’un pouvoir convoité ».
Aux Proche et Moyen-Orient, les derniers soubresauts égyptiens ne vont pas atténuer la fitna (confrontation inter-musulmane sunnites/chi’ites) en cours, notamment la rébellion sunnite commune à l’Irak et à la Syrie. Comme pour la crise syrienne, nos vieilles démocraties et leurs médias grand public, ont le plus grand mal à s’émanciper de postures dualistes -bons/méchants ; révolutionnaires/dictateurs -, ignorants du débat récurrent ouvert en son temps par Robespierre : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » Et la momie de Ramsès II a pris quelques nouvelles rides…
Source: https://www.espritcorsaire.com/
14/08/2013