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1952-2012. Cinquante années qui ont vu des mondes se disloquer, des réalités géopolitiques se transformer, des États disparaître. Qui ont vu aussi le Proche-Orient et la Palestine demeurer l’épicentre des tensions internationales et leur foyer en perpétuelle fusion.
La Palestine est au cœur des postulats coloniaux. Dès 1919, à la conférence de Versailles, Halford Mackinder, père de la géopolitique britannique, affirme qu’entre l’Eurasie et l’Afrique « la colline-citadelle de Jérusalem jouit d’une position stratégique face aux réalités mondiales qui ne diffère pas essentiellement de sa position idéale dans la perspective médiévale ou de sa position stratégique entre l’ancienne Babylone et l’Égypte […]. Le pouvoir national juif en Palestine sera l’un des plus importants résultats de la guerre ». Tzipi Livni, alors ministre des Affaires étrangères, soutenait en 2007, lors du forum Israël-Otan à Herzliya : « La civilisation occidentale et la communauté atlantique sont l’habitat naturel d’Israël. » Les représentations du monde qui inaugurent dès le xviiie siècle, en toute bonne conscience les conquêtes territoriales réduisant les autres peuples de la planète au rang « d’arriérés » et de « barbares » sont tenaces. Comment ne pas établir le parallèle avec le racisme israélien à l’égard des Arabes, relevé par Éric Rouleau dans ses mémoires (1) qui font une large part à l’Égypte, à Nasser et à la Palestine, dont l’asservissement est singulier puisqu’il se construit sur la négation de l’existence même des Palestiniens ?
L’année 1952 est l’un des moments majeurs du mouvement de décolonisation qui s’amorce. Entre les deux blocs nés de la Seconde Guerre mondiale, le Tiers-Monde se cherche une identité politique propre qui s’incarnera dans le Mouvement des Non-Alignés. L’Égypte est au cœur de cette impulsion libératrice après le renversement de la monarchie protégée par les Britanniques. Nasser symbolise à la fois ces aspirations et l’esprit de résistance aux puissances coloniales.
Éric Rouleau sera le témoin, sinon l’acteur privilégié des grands moments qui marquent l’histoire contemporaine de la région et, surtout, des guerres qui la déchirent. Ce sont ces moments précieux qu’il nous fait partager dans son livre. Fortunes et infortunes de la vie le placent au cœur de l’histoire en train de se construire, et son récit est marqué par le caractère remarquablement exigeant d’un certain journalisme d’une l’époque elle-même exceptionnelle. Des peuples entiers cherchent à bâtir un avenir obturé par les occupations impériales et coloniales. Questions nationales et sociales s’imbriquent, s’entrecroisent, se contredisent sous la pression simultanée des duels idéologiques, des alignements volontaires ou contraints, des pressions néocoloniales des anciennes métropoles et des difficultés à gérer à la fois l’héritage structurel des inégalités nées d’une longue domination et les aspirations au développement et à l’émancipation. Les mimétismes ineptes ou inadaptés rendent les choses encore plus compliquées.
Il y a aussi chez Éric Rouleau, né Elie Raffoul, jeune Égyptien communiste, juif, un immense amour pour l’Égypte. Dans sa préface à l’ouvrage, Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique, écrit : « La création de l’État d’Israël en mai 1948 scelle, en quelques années, le sort des juifs d’Égypte et du Proche-Orient. Elie Raffoul, à qui le gouvernement du roi Farouk reproche à la fois ses liens avec l’extrême gauche, réels, et avec le sionisme, fantasmatiques, lui met le marché en main : la prison ou l’exil, assorti de la renonciation à sa nationalité. Contraint et forcé, il choisit la deuxième solution, mais comme beaucoup d’exilés, il gardera toute sa vie l’Égypte au cœur. » On mesure rarement le mal fait au judaïsme séculaire des pays du monde arabe par le sionisme.
Ce n’est certes pas le fruit du hasard si la photo de couverture est celle d’un Nasser souriant accueillant officiellement en 1963 un Elie Raffoul-Éric Rouleau, l’un des plus importants journalistes du quotidien Le Monde dirigé par Hubert Beuve-Méry, et dont il sera responsable de la rubrique Proche et Moyen-Orient. Il lui insufflera, aux côtés d’un Jean Gueyras, cet esprit d’analyse particulier, un parti pris d’informer en saisissant la complexité dans la clarté, esprit aujourd’hui largement disparu. Ce journalisme allant au-devant de l’information, la soumettant au doute systémique, est aux antipodes des machines dominantes actuelles qui oscillent entre le journalisme de connivence, l’installation confortable et paresseuse dans la literie guerrière (embedded) ou l’intégration structurelle dans les stratégies politico-médiatiques.
L’ouvrage remet les événements actuels dans leur perspective historique : la duplicité des politiques américaines et leurs mensonges, la militarisation de l’État israélien, l’importance de la colonisation, des mythes et des fantasmagories dans l’idéologie sioniste, la stratégie du fait accompli permanent, le racisme d’État, les massacres et la brutalité planifiés, la politique de neutralisation de l’Égypte doublée de la mise en échec du mouvement national arabe et son corollaire, le basculement des influences vers les États pétrogaziers du Golfe, et les dévoiements conséquents, notamment l’ascendant du sectarisme wahhabite, pourvu en moyens considérables. On mesure les méfaits du « processus de paix sans fin » inventé par Kissinger, les mots à contresens, l’abîme des « accords d’Oslo », le cynisme sans limites des dirigeants israéliens. L’oppression coloniale est la répétition à l’infini des pratiques de la guerre d’expansion de 1948, de la destruction des puits aux massacres, en passant par les « punitions collectives » les meurtres et le terrorisme d’État, la volonté de détruire la société palestinienne, son unité politique et les formes de démocratie interne qu’elle avait inventées. Ainsi apparaît l’importance pour la domination coloniale de la dislocation territoriale, humaine et sociétale, l’incapacité à accepter toute idée de compromis historique, le rejet du droit commun international au nom de l’exception israélienne, la complaisance criminelle des Occidentaux, etc.
Éric Rouleau aurait aimé que les idées de Nahum Goldmann prévalent sur celles de « l’establishment israélien ». Le président du Congrès juif mondial, qui avait accusé les dirigeants israéliens d’avoir déclenché inutilement une « guerre préventive » en 1967, estimait qu’Israël devait « restituer tous les territoires occupés à leurs propriétaires légitimes ». Il était opposé à la paix séparée avec l’Égypte ainsi qu’à la stratégie de Kissinger, prônait la tenue d’une conférence de paix internationale et rejetait le « soutien aveugle des juifs américains à Israël » en qualifiant la colonisation de « piège mortel ».
Le paradoxe est que l’écrasante majorité de l’establishment et de la « société » israélienne se situe à mille lieues de ces positions, même si un mouvement d’opposition courageux, mais marginal, tente de s’exprimer. L’État israélien, son idéologie et ses pratiques rejoignent désormais les thèses de Zeev Jabotinsky : un seul État, forcément juif, de la Méditerranée au Jourdain. Professionnel de l’imposture, A. B. Yehoshua peut affirmer impunément : « Privez Gaza de nourriture ! » Face à la culture de la défaite alimentée par la « guerre des Six Jours » en 1967 et au retour du colonial, on ne saurait qu’approfondir la culture de résistance qui s’est exprimée lors de la « Guerre des 33 Jours » au Liban en 2006, dont les manifestations polymorphes (la bataille pour l’Etat à l’ONU par exemple) n’ont plus cessé depuis.
Dans les coulisses du Proche-Orient, Mémoires d’un journaliste diplomate, 1952-2002, Éric Rouleau, Éd. Fayard, 2012, 433 p., 22 euros.