Les États-Unis et la Russie partagent des objectifs stratégiques en Syrie et dans l’ensemble de la région, mais les idéologues de Washington persistent dans une regrettable intervention qui a conduit au désastre, affirme Graham E. Fuller.

Les Assad : des autocrates, mais pas plus brutaux que d’habitude dans la région
L’administration Trump a mené plusieurs dizaines de frappes militaires contre la Syrie qui visaient prétendument des installations de production et de stockage de produits chimiques. C’était un acte dont la communauté internationale craignait qu’il ne mène à une guerre ouverte en Syrie entre les États-Unis, l’Iran et la Russie, mais ça s’est un peu mieux passé : les frappes semblent avoir été soigneusement calculées, effectuées pour éviter les pertes et semblaient de nature largement symbolique. Les frappes n’ont pas changé de façon significative les réalités sur le terrain.
Que pouvons-nous tirer de tous ces événements stratégiques en Syrie ? Nous rencontrons un nombre déconcertant de joueurs : troupes syriennes, insurgés syriens, djihadistes de divers courants, Iraniens, Russes, Américains, Israéliens, Turcs, Saoudiens, Qataris, Émiratis, milices chiites, Irakiens, Kurdes, Hezbollah – tous emprisonnés dans une danse mortelle. Mais aussi complexe qu’il soit, ce conflit sanglant qui dure depuis sept ans continue de poser les mêmes questions fondamentales et pour longtemps à la politique américaine en Syrie et dans la région. Ces questions exigent une réponse.
Les USA veulent-ils que la guerre finisse ?
En principe, oui, mais seulement à leurs propres conditions rigides qui appellent à la fin du règne du président Bachar al-Assad et à l’élimination de l’influence russe et iranienne en Syrie. Rien de tout cela n’est du domaine de la réalité.
La lutte de pouvoir entre le régime Assad et l’éventail des divers insurgés a fluctué pendant sept ans. Au début, lorsque le gouvernement a été confronté à la première vague d’insurrection intérieure en 2011, il semblait qu’il ne durerait peut-être pas longtemps dans un printemps arabe en pleine évolution. Mais il a fait preuve de résistance.
Il était prêt à riposter impitoyablement aux premiers soulèvements et à les étouffer dans l’œuf. Il a été aidé par le fait que la population syrienne était elle-même très partagée quant à la chute de son gouvernement. Comparativement aux régimes de la région, il était incontestablement autocratique mais pas plus brutal que d’ordinaire dans la région – du moins jusqu’à ce que les premières forces insurgées remettent en question l’existence du régime et que Damas commence à vraiment montrer les dents.
En fait, de nombreux Syriens ne voulaient pas d’une guerre civile – ce qui est compréhensible puisque les coûts humains et matériels seraient dévastateurs. Deuxièmement, un grand nombre de Syriens qui n’avaient pas d’affection pour Assad avaient encore plus de raisons de craindre ce qui pourrait venir après lui : très probablement une combinaison de forces djihadistes radicales. En effet, les djihadistes victorieux auraient alors pu mener une lutte de pouvoir interne entre eux, tout comme la guerre civile entre les moudjahidin afghans après le retrait des forces soviétiques en 1988 ; cela a pratiquement détruit le pays…
En effet, dans le confort de notre propre isolement américain, ces questions ressemblent semblent plus proches d’un jeu de guerre électronique ou d’une stratégie en fauteuil. Mais pour les gens qui vivent dans des zones de guerre, les enjeux sont très réels. À un moment donné, presque n’importe quelle paix vaut mieux que presque n’importe quelle guerre. Washington est peut-être prêt à se battre jusqu’au dernier Syrien, mais la plupart des Syriens ne sont pas disposés à le faire alors que la plupart des résultats n’offrent que mort et destruction.
Mais le temps des spéculations sur le sort du régime est maintenant révolu : Assad est sur le point de rétablir son contrôle sur l’ensemble du pays. L’ambivalence de tant de Syriens, l’inconstance et les divisions de tant de forces anti-Assad, et surtout l’assistance sérieuse de la Russie et de l’Iran à Damas ont constitué le point de basculement final.
Mais Washington est-il prêt à accepter, même à contrecœur, le rétablissement du contrôle d’Assad sur son propre pays ? (Il convient de noter que, quels que soient les enjeux en Syrie, la Russie et l’Iran ont été légalement invités par le gouvernement syrien à fournir une assistance militaire. Les États-Unis d’autre part n’ont pas été invités à intervenir en Syrie, et pour des raisons de droit se battent en Syrie « illégalement »). En effet, l’objectif de Washington a toujours été d’échafauder un autre « changement de régime par la force » dans une région qui comprend l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, le Yémen et peut-être la Somalie, entre autres conflits.
Est-il donc justifiable, voire éthique, de se battre jusqu’au dernier Syrien ? Ou les États-Unis devraient-ils accepter à contrecœur la fin désespérément nécessaire de la guerre et permettre le rétablissement de la sécurité publique, de la sécurité alimentaire, de la médecine et une chance pour ce pays dévasté de se reconstruire ? D’un point de vue humanitaire, le choix semble clair.
Alors, pour quoi les États-Unis se battent-ils ?
Washington cherche à isoler ou à renverser les Assad, père et fils, depuis plus de quarante ans ; il les perçoit comme représentant un nationalisme arabe anticolonialiste (séculier) farouche, une résistance aux objectifs américains et un refus de s’incliner devant les frontières toujours plus étendues d’Israël et devant l’oppression des Palestiniens.

Église russe sur le Mont des Oliviers (Wikipedia)
Le monde a appris que tout État qui n’accepte pas l’ordre établi par les États-Unis au Moyen-Orient devient par définition un « régime voyou », perdant ainsi tout droit souverain sur la scène internationale. Et les politiques de Washington ont toujours été fortement influencées par l’agenda régional d’Israël. C’est donc une pilule amère : l’acceptation du maintien d’Assad au pouvoir jusqu’à ce que l’ordre international puisse finalement mettre au point un nouveau processus politique qui offre un gouvernement plus représentatif.
Mais la politique américaine, malgré tous ses discours sur les droits de l’homme et la protection sociale, n’a aucun intérêt à mettre fin à la guerre selon autre chose que ses propres termes. Il ne s’agit plus du tout de la Syrie. La Syrie est destinée à rester l’arène des grands intérêts stratégiques américains : le contrôle de l’influence russe et iranienne au Moyen-Orient. Les Syriens eux-mêmes paieront le prix, mais ils ne comptent pas.
Pourtant, la réalité est que Washington ne peut plus déterminer à lui seul la configuration stratégique du Moyen-Orient. Tous les efforts déployés en ce sens au cours des quinze dernières années se sont soldés par un désastre pour pratiquement tout le monde, y compris les États-Unis.
Une autre réalité est la présence de la Russie en tant que puissance diplomatique et stratégique au Moyen-Orient. Elle a une histoire de plusieurs centaines d’années de présence là-bas, bien avant les États-Unis ou même la Grande-Bretagne ; même sous les tsars russes, Moscou était le protecteur officiel des chrétiens orthodoxes orientaux au Levant.
La Russie et les États-Unis partagent des objectifs au Moyen-Orient
Après un hiatus d’environ deux décennies après la chute de l’URSS et l’effondrement de l’économie russe, la Russie est de retour en tant qu’acteur. Cela ne changera pas. Une présence russe au Moyen-Orient ne devrait pas non plus représenter un affront intolérable pour les intérêts américains. En effet, la Russie et les États-Unis partagent de nombreux objectifs communs, notamment la nécessité d’une stabilité régionale, la circulation pacifiée de l’énergie et la suppression des mouvements djihadistes violents comme l’EI ou Al-Qaïda.
Mais si les idéologues néo-conservateurs et « interventionnistes libéraux » de Washington font ce qu’il souhaitent – et leur pouvoir s’accroît – l’intérêt suprême de l’Amérique au Moyen-Orient sera centré sur le contrôle de la Russie, ce qui équivaut à une prophétie autoréalisatrice de confrontation. Pour ces idéologues, il ne peut y avoir d’arrangement : cela devient un jeu à somme nulle, non pas un jeu gagnant-gagnant, mais un jeu gagnant-perdant.
Cette posture des États-Unis est également conçue pour perpétuer la présence militaire de Washington en Syrie pour longtemps encore, avec étonnamment peu de faits probants. La Russie n’ira nulle part. Et l’Iran, qui normalise progressivement ses relations avec la majeure partie du monde, reprendra également sa place en tant qu’acteur majeur du Moyen-Orient. Pourtant, l’Iran reste une obsession pour Washington – également considérée comme un État « voyou » et reflétant une fois de plus la détermination d’Israël à dominer stratégiquement le Moyen-Orient lui-même.
L’Iran constitue-t-elle une « menace de nature sectaire » comme les Saoudiens ? L’Iran réagit comme une « force chiite » au point d’être attaqué comme une « force illégitime », c’est-à-dire une force chiite par les forces saoudiennes rivales ultra-conservatrices du Wahhabisme. L’Iran se considère avant tout non pas comme un État chiite, mais comme un État musulman – un État qui a l’intention de bloquer davantage l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient. Et il ne croit pas que les monarchies représentent une vague porteuse pour l’avenir du Moyen-Orient.
La question demeure donc : Washington cherche-t-il vraiment à mettre fin à la guerre – une guerre qu’il ne peut gagner ? Ou se battra-t-il dans une situation destructrice et perdue dans un pays où il n’a pas été invité ? Va-t-il continuer à chercher un « changement de régime » dans encore un autre État avec tout le chaos, l’instabilité et les ouvertures pour les forces djihadistes les plus radicales de la région que cela entraîne ?
Et sommes-nous nous-mêmes utilisés comme instruments pour la réalisation des objectifs stratégiques locaux israéliens et saoudiens dans la région ?
Cette article a été publié à l’origine sur https://grahamefuller.com/blog/
Graham E. Fuller est un ancien haut fonctionnaire de la CIA, auteur de nombreux livres sur le monde musulman, dont Breaking faith : A novel of espionage and an American’s crisis of conscience in Pakistan, et plus récemment « BEAR. (Amazon, Kindle) grahamefuller.com
Source : Graham E. Fuller, Consortium News
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.