Chaque semaine, retrouvez en exclusivité un article du dernier numéro d’Afrique Asie. Aujourd’hui : Cuba. La levée du blocus américain est inéluctable, quoiqu’en disent les États-Unis, qui risquent de se retrouver isolés face aux initiatives chinoises, canadiennes, latino-américaines et, plus récemment, françaises et européennes. La fin du « bloqueo » va bouleverser la société cubaine, dont le peuple est déjà tourné vers l’avenir.
Tandis qu’à Cuba, les touristes affluent par milliers chaque jour, la fin du bloqueo (blocus) est d’actualité dans toutes les maisons d’hôtes où les familles louent une ou plusieurs chambres pour améliorer le quotidien. Les Cubains ne cachent pas leur impatience de voir la levée du blocus américain. Ils attendent beaucoup du voyage du président Obama, impatients de sortir du sous-développement imposé, des sacrifices et de la culture de la « débrouille » forgée pendant 60 ans de privations.
La vieille antienne des médias internationaux
Du côté des médias internationaux, les expressions type « guerre froide », « dernier bastion communiste », « dictature des frères Castro », « Cuba État policier », etc. fleurissent depuis quelques mois dans les colonnes, et les habituels militants de la stratégie du « changement de régime » y ont lancé leur campagne, rejoints par les anti-catristes cubano-américains. Ainsi, le président Obama, premier président américain à se rendre à Cuba depuis 88 ans, « doit mettre fin à la répression, dire aux Cubains qu’ils doivent revitaliser l’économie ralentie de l’île et au peuple qu’il mérite mieux que des dirigeants choisis par le Parti communiste qui ne rendent pas de comptes à leur peuple », pouvait-on lire dans le New York Times à l’annonce du voyage de Barack Obama, donnant le ton à l’ensemble des médias dominants. « C’est le mauvais voyage, à la mauvaise place, au mauvais moment et dans un mauvais contexte », écrivait Lawrence J.Haas sur www.usnews.com. Des conséquences du blocus, condamné maintes fois par l’Assemblée générale de l’Onu, il n’est en revanche jamais question. Les articles remettent en scène le vieux scénario entre les « gentils » et les « méchants », mais il ne marchera peut-être pas aussi facilement cette fois.
Quant au président Obama, il précisait les objectifs de son voyage, conforme à l’arrogance américaine : « Le mois prochain, je voyagerai à Cuba pour faire avancer nos efforts qui peuvent améliorer la vie du peuple cubain. Nous avons encore des divergences avec le gouvernement cubain dont je parlerai directement. L’Amérique défendra toujours les droits de l’homme dans le monde », a-t-il déclaré sur Twitter en annonçant son voyage à Cuba.
Mais Cuba, plus de 11 millions d’habitants, ne sera pas aussi facile à faire « entrer dans le moule ». Son histoire de résistance victorieuse face à la plus grande puissance mondiale et la place que ses dirigeants lui ont donnée sur la scène internationale comme nation pacifique et solidaire ont forgé une société fière et combative, qui rendra un « printemps cubain » beaucoup plus difficile à instrumentaliser.
Un peuple fier et souverain
Raul Castro est clair. À ceux qui, à Washington, exigent la « démocratie » en préalable à tout rétablissement des relations, il répond : « La levée du blocus est la condition sine qua non du rétablissement des relations bilatérales », et « c’est au peuple cubain souverain de décider de son avenir ». Car, malgré toutes les souffrances de ces longues années d’isolement économique et les critiques – justifiées ou non – exprimées à l’égard du gouvernement, les Cubains ne veulent pas qu’on décide à leur place. Si certains sont prêts à céder aux sirènes du capitalisme, ils refusent de renoncer aux principaux acquis du socialisme comme la médecine gratuite, l’éducation de haut niveau, le faible coût des loyers ou les nouvelles facilités d’accession à la propriété de leur logement.
Cuba est classée à la première place mondiale pour le nombre de médecins, et les services y sont largement développés. La libéralisation du commerce des années 1990 représente une avancée économique très importante, dans le secteur touristique particulièrement avec la légalisation du système des chambres d’hôtes et des petits restaurants familiaux, les fameux « paradores », et la création d’une multitude d’emplois induits et d’entreprises. Ils ont permis une élévation significative du niveau de vie de la population et allégé la charge de l’État.
Pour contourner le blocus, l’État cubain – et c’est une menace pour l’hégémonie américaine – a également mené une politique diplomatique active et essayé, depuis les années 1990, de diversifier ses partenaires économiques. Avec deux pays qui n’ont jamais rompu leurs relations depuis la Révolution : le Canada, dont les relations avec Cuba remontent au xviiie siècle (85 entreprises canadiennes sont présentes à Cuba) et le Mexique, mais aussi la Chine, ou le Venezuela d’Hugo Chavez. Depuis 2006, ce pays lui fournit du pétrole brut à bas coût en échange d’une aide pour améliorer le système de santé grâce à l’envoi de médecins cubains. Hugo Chavez et Fidel Castro ont aussi été les initiateurs d’Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba), organisation d’échanges pour le développement de l’éducation, la santé publique et le commerce équitable. Aujourd’hui, c’est avec la France et l’Europe que Cuba signe des accords à divers niveaux.
Faire des affaires, sans ingérence
Remarquable, à cet effet, l’édition du quotidien Granma, organe officiel du Parti communiste et seul quotidien réduit à sa plus simple expression, où l’annonce du voyage de Barack Obama, en février, ne figurait qu’en bas de la dernière page. Les quatre premières étaient consacrées à la visite de Raul Castro dans la province de Santiago, durement frappée par le cyclone Sandy en novembre 2015. Il aura fallu attendre le 9 mars pour que Granma publie un long éditorial, traduit en plusieurs langues sur son site, dans lequel la direction cubaine rappelait avec beaucoup de fermeté les principes sine qua non de la poursuite du dialogue et les exigences cubaines qui entourent la levée du blocus, dont le maître mot, « non-ingérence ».
La visite du président Obama a été précédée, en février, par des rencontres de haut niveau entre les deux parties. Le ministre cubain du Commerce extérieur, Rodrigo Malmierca, s’est rendu à Washington, tandis que le secrétaire d’État américain aux Transports, Antony Fox, est venu à La Havane. La visite de Rodrigo Malmierca, à l’initiative de la puissante Chambre de commerce américaine, fut l’occasion de montrer le rôle joué par cette institution depuis 1977, année de la seule visite jusqu’ici d’un ministre cubain du Commerce extérieur, Marcelo Fernandez Font, à Washington. À l’époque, le président James Carter tentait un timide dégel des relations entre les deux pays.
La Chambre de commerce américaine, très pragmatique et la plus puissante au monde, représente aujourd’hui près de trois millions de commerçants, du petit agriculteur à la multinationale. Entre les deux parties, un seul mot d’ordre : « Levons le blocus et faisons des affaires ! » Une position qui, aux États-Unis, a fini par payer en neutralisant le débat politique et en réduisant la portée des campagnes de propagande toxiques.
De son côté, le ministre cubain des Transports signait avec son homologue américain un protocole d’accord pour rétablir les lignes aériennes entre les États-Unis et Cuba interrompues par le blocus, accord finalisé lors de la visite de Barack Obama. Désormais, les Américains récemment autorisés à se rendre à Cuba ne seront plus obligés de transiter par un pays étranger – le Mexique en général –, et on s’attend, à La Havane, à une augmentation sans précédent du nombre de visiteurs. Avec l’inquiétude, toutefois, de ne pas être en mesure de répondre correctement à cette demande, en attendant que les nouveaux complexes touristiques soient construits.
La France dans les starting-blocks
Organisée à dessein à la demande des Cubains avant le voyage d’Obama à La Havane, la visite de « diplomatie économique » de Raul Castro en France a été un avertissement à Washington. Puissance européenne, la France a ainsi exprimé son soutien public et massif à la levée de l’embargo américain. Elle a concrétisé immédiatement cet engagement par la signature d’un accord sur la restructuration d’une dette cubaine de 16 milliards d’euros contractée en 1986 et la conversion d’une partie des arriérés de la dette en fonds franco-cubain doté de 212 millions d’euros. Il servira « à accélérer les projets franco-cubains à Cuba en finançant une part des coûts locaux de ces projets ». Une antenne de l’Agence française de développement doit en outre s’ouvrir prochainement à La Havane et les groupes français du tourisme, du bâtiment, des travaux publics ou encore Total sont déjà sur les starting-blocks pour investir à Cuba. Le 11 mars, l’Union européenne a signé de son côté un accord de dialogue politique, prélude à une reprise complète des relations économiques entre les 28 États européens et Cuba.
Il est clair aujourd’hui que le maintien du blocus met Washington dans une situation de plus en plus intenable vis-à-vis de la communauté internationale. Obama, qui pourrait rester dans l’Histoire comme « le président qui a levé le blocus », l’a bien compris. Il l’a montré en embarquant avec lui à bord d’Air Force One 20 représentants démocrates et républicains, dont le sénateur républicain de l’Arizona Jeff Flake, l’un de ses premiers et fervents soutiens sur la question cubaine et promoteur de la loi autorisant les citoyens américains à voyager à Cuba.
À La Havane il est clair, également, que la levée du blocus va provoquer de grands bouleversements. Il est difficile, pour l’instant, d’anticiper sur la capacité du régime à réagir et à s’adapter aux nouvelles exigences de la société cubaine tout en restant fidèle aux principes de la Révolution. Si elle reste toujours très présente, celle-ci n’est toutefois plus « la » référence des nouvelles générations. En 2017, Raul Castro ne sera plus président. Son successeur pressenti, l’actuel vice-président Miguel Diaz-Canel, est né en 1960. La plupart des ministres mis en place à l’occasion du remaniement ministériel de 2013 sont de sa génération. Pour certains, Cuba pourrait s’inspirer du modèle vietnamien ; pour d’autres, le système va voler en éclat. Quand on pose la question au gré des rencontres, la réponse est invariable : « Pour l’instant, on ne sait pas, on attend, on verra. »