Le retour de la Crimée en Russie : annexion ou réunification ? Et l’intégration de l’ancienne RDA dans l’Allemagne : réunification ou annexion ? Telles sont les questions que pose Dagmar Henn, notre collègue co-éditrice du Saker allemand. Mais son article a un intérêt supplémentaire pour nous, Français. Dagmar Henn relève que l’Allemagne a une conception « ethnique » de la nation, c’est-à-dire qu’elle persiste à considérer que ne peuvent en faire partie que ceux qui sont issus de la même « souche ». C’est exactement la position du Front national. Or, face à cette conception défendue par l’extrême-droite en France, la gauche, dans sa version molle, comme dans sa version « critique », a déclaré forfait. Sous couvert de combattre le FN et ses fantasmes ethniques, elle honnit la « nation » et en abandonne l’idée, qui pourtant devrait être la sienne. Celle de la République, celle de la Constitution de 1793, celle de la souveraineté populaire, la nation citoyenne, où la citoyenneté est comprise comme la participation à la vie commune sur un territoire. Cette conception de la nation, le FN n’en veut pas, évidemment. Ni le néolibéralisme, et donc Madame Merkel non plus ! (Le Saker francophone)
Preuve indéniable du succès de la propagande de la Grande Allemagne, tous les événements au sud-est de l’Ukraine n’ont encore jamais été perçus pour ce qu’ils pourraient être aussi : la réunification d’une nation artificiellement divisée.
Pourtant, en Allemagne, c’est ce qui est censé s’être passé le 3 octobre 1990 .
Et maintenant, la devinette : comment peut-on nous prêter, à nous Allemands, une farouche volonté de réunification, alors que l’État à réunifier avait 40 ans d’existence et, qu’avant ça, avec d’énormes conséquences pour le reste de la planète, il avait duré 74 ans ? En effet, avant 1871, tout le monde le sait, il y avait plusieurs États allemands, et non un seul [1].
Comment se fait-il donc que personne n’imagine un instant que des habitants de l’ancienne Union soviétique (qui a duré 73 ans, soit à peu près aussi longtemps que l’Empire allemand d’avant 1945) puissent avoir envie d’être de nouveau réunis, 23 ans après une séparation imposée contre la volonté de la population ?
La réponse : parce que partir de ce point de vue rendrait impossible de faire du tapage à propos de la Crimée : comment pourrait-on alors s’opposer au désir de réunification ?
Ou encore : pourquoi la réunification des restes d’un Empire allemand (dont chacun sait qu’il a déclenché deux guerres mondiales et qu’il a utilisé le Mur comme un épieu dans le cœur de Dracula, à peine extrait le monstre reprenant vie) serait-elle plus noble et plus défendable que celle des restes de l’Union soviétique ?
L’exclusion de cette perspective a une raison aussi simple que déplaisante : en Allemagne, le concept de nation reste ethnique. La nation n’est pensée que sur la base de l’origine, de la souche. C’est pourquoi le fascisme ukrainien est avalé et non vomi, et c’est pourquoi aussi, personne, absolument personne, ne songe à appliquer le modèle de la réunification à la Crimée, ou même au Donbass.
Enfin, la réunification allemande a réactivé la lecture anticommuniste occidentale de l’Union soviétique (comment disaient-ils si joliment déjà ?) comme prison des peuples. Parce que là-bas, tous ces gens pas du tout unis à la manière teutonne par leurs liens de sang avaient été forcés de constituer une nation. Et donc, après la défaite de leur État, forcément, ils doivent vouloir se trier pour retrouver la pureté de leurs origines.
En Bavière, le mot Saupreiß (preussische Sau, truie prussienne) reste une insulte. Les Bavarois n’oublient pas qu’en 1871, leurs ancêtres catholiques et peu militaristes ont rejeté l’intégration de leur royaume à l’Empire allemand, dominé par la Prusse militarisée et protestante. Voilà à quoi ressemblait le caractère volontaire de l’unité allemande de 1871.
Le numéro ethnique est d’ailleurs encore plus récent, même en Allemagne. Ce n’est qu’en 1913, donc avant la Première Guerre mondiale, qu’a été promulguée une loi sur la nationalité, se référant à l’Empire et non aux Länder, et introduisant la notion juridique d’un sang allemand. En République fédérale allemande, ce sang n’a été transmis que par le sperme, jusqu’en 1975. En effet, jusque là, seuls les enfants nés de pères allemands et de mères étrangères avaient droit à la nationalité allemande, mais pas les enfants nés de mères allemandes et de pères étrangers. Au cours des décennies suivantes, ce sang allemand fut LE motif de guerre avec les pays voisins.
Donc, si on fait abstraction de cette vision déformée spécifiquement allemande, pourquoi critiquer le désir de réunification des populations de la Crimée et du Donbass, et de quelque autre ancienne république soviétique, si on admet que la réunification allemande ne correspond pas nécessairement à des velléités de revenir à la Grande Allemagne ? (Certes, la classe dominante de l’Ouest a joué cette carte, mais les grandes masses de l’Est plutôt pas). Ou l’inverse : en effet, ce qui est arrivé en Crimée est fondamentalement différent d’une réunification, et, dans ce cas, il faut suivre la proposition de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et rendre la RDA à la Russie. Car l’autre réunification n’en était en réalité pas une, elle était par conséquent illégale au regard du droit international, et donc il faut immédiatement l’annuler.
Ce avec quoi je serais fondamentalement d’accord, à condition que Madame Merkel et moi nous retrouvions de part et d’autre du mur à reconstruire.
Sur ce, retour au sujet de départ. Curieusement, chez nous, les États-Unis d’Amérique ne sont jamais mis en question comme nation. Pourtant, le droit de la nationalité n’y est pas ethnique. Et cela n’a rien à voir avec le fait qu’il s’agit des formidables USA, la nation brésilienne n’est pas non plus remise en question.
Pourquoi donc est-ce si impensable d’appréhender l’Union soviétique de cette manière, au point de l’évacuer, même comme hypothèse théorique ? Pourquoi, pendant tous ces mois, nulle part, on n’a lu le mot de réunification?
Probablement parce que l’histoire réelle de la réunification allemande est en fait l’histoire d’une annexion. Parce que, contrairement à la Crimée, la RDA a effectivement été traitée comme un pays occupé : c’est allé jusqu’à l’occupation de son administration. Et parce que ce mot ne peut être prononcé que dans un air saturé d’encens et qu’il doit immédiatement être remis sous cloche, pour éviter qu’une trop longue exposition à l’oxygène ne le détériore… Effectivement, le pathos national, qui, chaque année, vient masquer cet acte de violence, est exactement de la même veine que la mythologisation ethno-ukrainienne tous azimuts, rafistolage pathétique d’un coup de force brutal, la fin de l’Union soviétique, pour le transformer en une libération imaginaire.
Et, bien sûr, puisqu’en Allemagne on est déjà dépassé par le concept républicain de la nationalité, qui se réfère simplement aux personnes vivant à l’intérieur des frontières de la même nation (qu’on se rappelle Roland Koch et la campagne contre la double nationalité, qui a fait se lever des tourbillons de racisme), comment s’y prendre alors avec ce je-ne-sais-quoi de la nation soviétique ? Ou même, comment dire, avec son ombre historique ?
Oui, je pense que je vais adopter ce modèle. Il est bien ajusté, les pinces sont exactement à la bonne hauteur. Et ce n’est pas grave du tout s’il serre un peu.
Je suis modeste et je renonce à toute la bouillie style éternel, indivisible. Mais ça sonne assez bien de dire : toutes les citoyennes et tous les citoyens de l’ex-Union soviétique ont au moins le même droit de se réunir à d’autres parties de l’ex-Union soviétique que les Allemands l’ont eu avec les autres parties de leur pays (même s’il aurait été mieux pour le monde si…). Cela implique non seulement le droit de sortir d’un territoire, mais aussi celui d’en emporter une portion.
Je vois déjà Madame Merkel commencer à compter les mois et à passer en revue les anciennes républiques soviétiques, jusqu’à ce que quelqu’un lui glisse le mot Sarre dans l’oreille, puis Ruhr. Dans son effroi, elle laisse tomber les trombones… parce que, quand même, ce n’est pas possible que l’Union soviétique ait duré plus longtemps que le Reich allemand avant 1945. Si c’était vrai, où irions-nous ? Elle surtout, qui n’a jamais voulu nommer une nouvelle secrétaire à l’Agitation et à la propagande… [2]
La Crimée n’a pas été annexée. Il ne s’agit pas non plus d’une sécession. La Crimée s’est réunifiée avec une autre partie de l’ex-Union soviétique. Il est bien possible que d’autres le fassent un jour.
Dagmar Henn
Article original : wiedervereinigung anders… (vineyardsaker, allemand, 17-12-2014)
Traduit par Diane, relu par JJ, pour vineyardsaker.fr
Notes
[1] L’histoire de l’Allemagne est complexe et varie selon les limites géographiques et historiques dans lesquelles on considère le territoire et l’ethnogenèse du peuple allemand. En tant qu’État-nation, comme dans le sens de la France, l’Allemagne n’existe que depuis 1871 (Wikipédia)
[2] Dans le livre Das erste Leben der Angela M., Ralf Georg Reuth et Günther Lachmann, racontent qu’à partir de 1981, Angela Merkel fut secrétaire à l’Agitation et à la propagande de l’académie des sciences de RDA.