Un produit français dérivé de l’opération libyenne…
Selon l’ancien ministre de François Mitterrand Hubert Védrine, la résolution 1973 « pour intervenir en Libye (est) une réussite française, grâce à Alain Juppé, qui – à la fin – a remis notre diplomatie d’aplomb » (1). Rien de moins… Un jour, les historiens diront que pour protéger 20 000 personnes insurgées en Cyrénaïque, la France a pris la lourde responsabilité d’engager une guerre dont le bilan est estimé, par plusieurs ONG, entre 50 000 et 100 000 victimes. Quant à « la diplomatie d’aplomb », c’est à voir…
Hormis le fait qu’il fallait effacer les facéties de Michèle Alliot-Marie en Tunisie et l’inertie de notre diplomatie en Égypte, l’expédition franco-britannique en Libye relayée par l’Otan aura trois conséquences politiques majeures : neutralisation de la Feuille de route de l’Union africaine ; installation d’un régime islamique à Tripoli et partition du pays. En outrepassant la résolution 1973 qui instaurait une zone d’exclusion aérienne et la « responsabilité de protéger » des populations, la guerre franco-britannique violait allègrement aussi la résolution 1970 fixant un embargo sur les armes à destination de la Libye. En parachutant des palettes de matériels militaires aux Berbères du Djebel Néfoussa, commandés par un ancien jihadiste, la France a contribué à déséquilibrer durablement les rapports de force de l’ensemble de la sous-région.
Le coup d’État survenu au Mali s’inscrit dans le cadre de ce brillant bilan : celui du dégel de l’irrédentisme touareg concernant, non seulement le Mali mais aussi le Niger, l’Algérie et la Libye. Les Touareg du MNLA de la région de l’Azawad, dont certains avaient combattu pour le régime de Mouammar Kadhafi, ont opéré une double jonction opérationnelle avec les kataëb d’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et d’Ansar-Dine, autre groupe islamiste contrôlant trois villes proches de la frontière algérienne Tinzawaten, Tessalit et Aguelhok. Dans cette dernière localité, plusieurs dizaines de soldats maliens faits prisonniers avaient été abattus d’une balle dans la nuque ou égorgés à l’arme blanche.
Ainsi, les mutins ayant renversé le président malien Amadou Toumani Touré, qui avaient commencé par manifester dans la caserne de Kati (ville garnison à une quinzaine de kilomètres de Bamako), réclamaient armes et équipements pour s’engager efficacement contre la rébellion touareg. Cette déstabilisation du Mali ne sera pas le seul produit dérivé de l’intervention de l’Otan en Libye. Au-delà de la jonction opérée entre les Touareg et les islamistes d’Aqmi et d’Ansar-Dine, se profilent deux autres articulations : la première apporte un soutien logistique conséquent aux islamistes de Boko-Haram du Nigéria. Aqmi dont l’appellation n’a que peu à voir avec la mouvance Ben Laden s’est spécialisé dans l’économie de la prise d’otages, devenue un secteur économique à part entière. Mariés à des femmes maliennes, les dirigeants algériens d’Aqmi sont en train de redéployer, sinon d’« africaniser » leurs activités en créant des joint-ventures avec les madrassas (écoles coraniques) de Kano au nord du Nigéria et d’autres groupes armés de Boko-Haram, eux-mêmes en liaison avec les Shebab somaliens. Ces derniers sont dirigés par des cadres ayant fait leurs classes au Soudan et entretiennent des appuis en Érythrée à travers des ONG financées par le Qatar…
Quoi qu’il en soit, la guerre de la « famille occidentale » – comme disent les néo-conservateurs américains et français – en Libye aura consolidé une segmentation terroriste et criminogène allant des côtes du Sénégal à la Corne de l’Afrique. Et plutôt qu’une menace fantasmatique d’Al-Qaïda au coin des rues de Toulouse et d’ailleurs, cette nouvelle segmentation de l’Atlantique à la Corne constitue notre « nouvel Afghanistan de proximité », pour reprendre les termes d’un ancien patron de la DGSE. Cette véritable menace demande un vrai traitement, non seulement en matière de renseignement et de moyens de riposte, mais aussi sur le plan diplomatique. Cette dernière exigence passe notamment par une refondation « organique » de la relation bilatérale franco-algérienne et une meilleure coordination avec la Commission de l’Union africaine dont Paris devrait davantage conforter les responsabilités régionales et continentales.
Comme l’écrivaient dernièrement les Amis d’Étienne Pellot (2) : « ces questions rompent avec le politiquement correct dominant. Il faut cesser de se gargariser des grands discours ridicules sur notre « diplomatie universelle » et de nier béatement le déclin de la France dans le monde. Il est temps d’élaborer une doctrine de redressement, fondée sur des analyses géostratégiques tenant compte de la réalité, de nos moyens d’agir, de nos intérêts ainsi que de ceux de nos voisins européens, méditerranéens et africains ».
Apportant un certain démenti à l’optimisme d’Hubert Védrine, le coup d’État au Mali interpelle aussi les candidats à l’élection présidentielle dont les communicants estiment qu’on ne gagne pas par la politique étrangère. Véritable rouleau compresseur, la mondialisation néo-libérale impose simultanément une conception de la France dans le monde et une politique étrangère à usage intérieur.
(1) Le Journal du Dimanche du 18 mars 2011.
(2) Étienne Pellot, dernier corsaire français connu. « Pour un changement de politique étrangère » – Libération du 13 mars 2012.
Source : L’Humanité
Richard Labévière, consultant international.
Dernier ouvrage paru : « Vérités et mythologies du 11 septembre ». Éditions Nouveau Monde, août 2011.