La voie est bitumée, droite, large, mais quasi-déserte. Juste un groupe de gamins qui revient de l’école, sous la canicule, après le gong de midi. Chacun porte un sac à dos estampillé, « Unicef ». Nous sommes dans le village de Sangbégouiné. C’est à quelques encablures de Man, chef lieu de région dans l’Ouest Ivoirien, à 500 kilomètres d’Abidjan.
Dans cette partie du pays, 130 ONG se sont installées et gèrent le quotidien des populations sous perfusion humanitaire. Elles sont présentes dans le scolaire, la santé et l’agropastoral. Elles organisent aussi des tontines, forme tropicalisée de micro-finance basée sur des cotisations entre les populations économiquement faibles. Les institutions onusiennes y sont également très actives : PAM, Unicef, PNUD, HCR ainsi que Médecins sans frontière. Dans presque toutes les villes, il y a un camp des casques bleus marocains, bengladeshis et sénégalais. Partout, on sent encore l’après-guerre. Entre Duékoué et Man, l’on a tout loisir de se souvenir des atrocités de 2002 et de 2011.
Des réfugiés dans leur propre pays !
L’on est surtout pris d’épouvante en traversant le village de Guitrozon. Ce nom signifie « au pied de la montagne de la panthère » en Guéré, la langue locale. La petite localité a vu naître le général de division Doué Mathias, ancien chef d’état-major de l’ex-président Laurent Gbagbo. En 2002, un charnier d’une centaine de corps y avait été découvert. A une cinquantaine de kilomètres, une petite bourgade porte le nom de Gniambli, « le village du chasseur », en langue locale. L’ouragan de la crise post-électorale est passé par là. Une horreur en chassant une autre, ce fut d’abord les miliciens pro-Gbagbo qui firent la loi. Puis, sont arrivés les Forces nouvelles, ex-rebelles et victorieuses. Hier favorables au président Alassane Ouattara, elles sont aujourd’hui en majorité intégrées au sein des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). Décoiffées, désertées, les habitations ont encore l’aspect insoutenable d’un cimetière. Parmi les populations rescapées, certaines sont regroupées dans un centre catholique, à Duékoué, à une centaine de kilomètres. Elles sont prises en charge par le HCR. Des déplacés qui vivent aux côtés de réfugiés venus du Liberia. De 320 000 au lendemain de la crise de 2011, ils en reste encore 90 000. Dans le département de Bongolo, à une autre centaine de kilomètres de Man plus à l’est, se trouve le village de Gouessesso, une curiosité pour les médias le 24 décembre 1999.
Des sous-préfectures vidées pour loyers impayés.
C’est là que les mutins qui renversèrent le régime du président Henri Konan Bédié sont allés chercher le général Robert Guéi, que les Ivoiriens surnommeront plus tard « le père Noël en treillis ». Le domaine de plusieurs hectares qui a servi de résidence à l’ancien chef de la junte militaire n’est plus qu’un ranch en ruine. A une dizaine de kilomètres plus en bas, son village Kabacouma, montre à tout venant ses écoles aux murs lézardés, noircis par les intempéries, sans porte ni fenêtre. Le caveau où repose le corps du Général tué en 2002, est entretenu avec les moyens du bord, par la famille.
Entre-temps, l’Etat se restructure. Le redéploiement de l’administration publique s’est accéléré avec la fin de la crise post-électorale. Depuis octobre 2011, corps préfectoraux, préfets de police, compagnies de gendarmerie, bataillons militaires et hôpitaux ont rouvert, de même que tous les services des différents ministères. Cela a rassuré les populations et encouragé les parents d’élèves à inscrire leurs enfants à l’école dans cette partie du pays qui a fait des scores plus que médiocres aux examens de fin d’année. Les fonctionnaires ont repris leur service, mais manquent de tout. Des sous-préfets ont été éconduits par leurs logeurs pour loyers impayés. D’autres circulent à mobylette, ou dorment chez des sœurs catholiques. Des préfets travaillent à domicile, attendant la réhabilitation de leur préfecture. Certains commissariats n’ont aucun moyen de transmission radio.
Comment demander à une victime qui a vu une partie de sa famille décimée, son champ occupé, de se réconcilier…
Comme leurs amis policiers, les gendarmes attendent depuis six mois des armes et des véhicules de transport de troupes. L’embargo sur les armes imposé à la Côte d’Ivoire par le Conseil de sécurité des Nations unies n’arrange rien. Surtout qu’il faut garder l’œil ouvert sur les frontières, sur celle du Liberia, en particulier, d’où émanent des menaces de déstabilisation chaque jour, du fait du grand nombre d’ex-commandants pro-Gbagbo qui y ont trouvé refuge. Le département de Bangolo par exemple, fait frontière à la fois avec Monrovia et Conakry. Dans cette partie montagneuse de l’ouest, martyrisée par les crises à répétition, tout est à refaire et la réconciliation nécessitera de la patience. Dire à une personne qui a tout perdu, du fait de son appartenance politique, qui est réduite à vivre dans la forêt, qui a vu une partie de sa famille décimée, de se réconcilier, sans lui donner les moyens de retrouver une maison ou un champ, est surréaliste. Certes, les représentants de l’Etat sur place ont commencé à relayer mots d’ordre du « vivre ensemble » émis par le président Alassane Ouattara. Le retour de la loi a redonné aux populations autochtones Guéré, Wôbê, et Yacouba, une certaine confiance et une meilleure idée de la nation mais il faudra plus que des slogans pour que la réconciliation devienne une réalité. D’ailleurs, la commission nationale Vérité et réconciliation conduite par l’ancien Premier ministre Charles Konan Bany est bien plus audible à Abidjan que dans les ex-zones rebelles. Les cadres de la région, ceux qu’on appelle les intellectuels ou les leaders d’opinion, sont toujours habités par les démons de la politique. Ils sont divisés entre Gbagboïstes et Alassanistes.
« Il est ministre du plan, il n’a pas de plan pour sa ville ».
Les premiers, majoritairement en exil depuis l’arrestation de leur champion en avril 2011, n’ont pas renoncé à la hache de guerre. Les seconds sont accusés de se disputer les postes électifs (de maires, des députés, et bientôt de conseillers régionaux) plutôt que de sensibiliser leurs parents ou de les assister dans leur difficile réinsertion sociale. Dans le département de Zouhan-Hounien, d’où est originaire le ministre d’Etat ministre du plan et du développement Albert Mabri Toikeusse, également député de la circonscription, un habitant fait sévèrement remarquer : « il n’a même pas de plan de développement pour sa propre ville. On ne le voit pas ». Alassane Ouattara, lui, devait être vu par tout le Grand Ouest lors de sa tournée prévue pour fin avril 2012. Cette visite d’Etat, deux fois annoncée, a été autant de fois reportée faute d’entente entre les cadres de la région. Le Far West attend patiemment « les solutions Ado ».