Après avoir contribué pendant longtemps au renom d’Abidjan, la lagune Ebrié va-t-elle devenir le talon d’Achille de la Côte d’Ivoire ? Les soldats loyalistes qui recherchaient les assaillants ayant attaqué la plus grande caserne militaire du pays, le camp d’Akouédo, au nord-est d’Abidjan, ont dû stopper net leur entreprise de ratissage, au bord de la lagune Ebrié, du côté de la ville-dortoir de Bingerville.
L’attaque s’est produite le 6 août, autour de trois heures du matin, à en croire des riverains. Arrivée aux portes principale et secondaire du camp, une centaine d’assaillants au moins a surpris les soldats de faction. Six éléments des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) ont été abattus. Puis les tueurs ont pris tout leur temps pour vider le contenu de la poudrière et le charger sur une dizaine de pick-up qui se sont évanouis dans la nature, avant l’arrivée bien tardive des renforts loyalistes.
Trois heures durant, les « assaillants », comme on les appelle à Abidjan, ont manœuvré pratiquement sans résistance dans la garnison supposée la mieux gardée du pays, notamment en raison de sa proximité avec la commune huppée de Cocody où résident la plupart des autorités politiques, dont le président de la République. Puis les militaires, commandés par d’anciens chefs de la rébellion des Forces nouvelles intégrés au sein de l’armée théoriquement réunifiée des FRCI, se sont déployés pour les retrouver. Mais il était déjà trop tard. Le gros de la troupe avait déjà quitté les lieux, vraisemblablement à bord d’embarcations de fortune, ces pinasses dont se servent les villageois pour se rendre à la localité balnéaire de Grand-Bassam, terminus de la lagune Ebrié. Le Ghana voisin n’est plus alors qu’à quelques encablures. C’est là qu’ont trouvé refuge nombre de soldats loyaux à l’ex-président Laurent Gbagbo, après sa capture, le 11 avril 2011.
La thèse officielle, présentée par le ministre d’État en charge de l’Intérieur, Hamed Bakayoko, privilégie la piste des pro-Gbagbo au Ghana qui nourrissent régulièrement des projets de déstabilisation contre le régime d’Alassane Ouattara. Bakayoko avait déjà présenté à la télévision publique, il y a deux mois, un enregistrement vidéo où l’on reconnaît des soldats parmi les plus en vue du temps de Gbagbo entourer un meneur lisant une déclaration de prise du pouvoir. Ce texte préenregistré était, selon les investigations officielles, censé être diffusé à la télévision nationale pour marquer le succès du coup d’État alors en préparation. L’ex-ministre de la Défense de Gbagbo, Moïse Lida Kouassi, extradé du Togo par les autorités de Lomé, a reconnu l’existence d’un tel complot impliquant des personnalités du régime défunt.
Ces dernières semaines, les déclarations incendiaires des caciques du parti de Gbagbo, en exil ou à l’intérieur, ont amené nombre d’Ivoiriens à accréditer la thèse d’une implication de l’ancien régime dans les attaques répétées contre les militaires et les populations. Mais dans un communiqué, le Front populaire ivoirien (FPI) de l’ancien président – incarcéré à La Haye en attente de son procès – a réfuté ces accusations et demandé au gouvernement de tout mettre en œuvre pour retrouver les vrais auteurs de ce regain d’insécurité.
En attendant les résultats de l’enquête, chaque camp tente de mettre un visage à ces tueurs invisibles. Tandis que les médias publics ou proches du pouvoir actuel font état, chaque jour, d’arrestations de suspects dont les liens avec l’ancien régime sont établis, les organes de presse pro-Gbagbo émettent l’hypothèse d’attaques lancées par d’ex-combattants de la rébellion, mécontents de n’avoir pas été intégrés dans l’armée régulière, comme promis. Le quotidien Notre voie, du FPI, s’est même demandé s’il ne pouvait pas s’agir, aussi, de soldats proches d’Ibrahim Coulibaly, dit IB, tué il y a un an dans son fief d’Abobo par ses anciens compagnons, alors qu’il revendiquait la paternité du fameux « commando invisible » qui a tenu longtemps en échec les troupes fidèles à Gbagbo.
Un nouveau « commando invisible » serait-il né ? s’interroge-t-on à Abidjan, où l’absence d’informations indépendantes sur les meurtriers, qui ont tué onze soldats en deux jours (la veille de l’attaque d’Akouédo, cinq soldats des FRCI ont été liquidés à Yopougon, fief de Gbagbo, par des hommes non identifiés) ajoute à une psychose collective. En effet, les tueurs ne se sont pas arrêtés aux attaques de Yopougon et d’Akouédo. D’autres actions du même type ont été menées ailleurs, notamment à Abengourou, à l’est, à Moossou (village de Grand-Bassam), ainsi que, plus à l’ouest, à un poste de contrôle de l’armée régulière à Toulepleu, proche du Liberia.
Jusque-là, c’est l’Ouest qui polarisait l’attention, avec des incursions fréquentes d’individus présentés comme d’anciens mercenaires et miliciens à la solde de Gbagbo. Leur mode opératoire – attaques le plus souvent nocturnes sur les populations, suivies d’un repli rapide dans la forêt alentour avant le franchissement de la frontière libérienne – a, tout au long des derniers mois, entretenu le syndrome d’une rébellion naissante à partir de cette région.
Les forces régulières étaient jusque-là occupées à sécuriser l’Ouest, avec la création d’un bataillon de sécurisation. De nouvelles troupes y ont été affectées et des opérations conjointes avec le Liberia lancées pour débusquer les mercenaires et ex-miliciens qui pullulent dans la région. Le chef d’état-major général des Forces ivoiriennes, le général Soumaïla Bakayoko, avait annoncé une opération d’envergure pour ratisser le mont Péko présenté comme un gîte pour des bandes armées sévissant alentour. C’est à ce moment que sont survenues les attaques de Yopougon et d’Akouédo, en plein cœur d’Abidjan. Le message des assaillants semble celui-ci : ils peuvent frapper partout.
Du coup, c’est toute la stratégie des autorités, fondée sur la sécurité revenue pour attirer les investisseurs, qui est remise en cause. La veille de l’attaque, Ouattara avait reçu une délégation d’hommes d’affaires chinois venus explorer le marché ivoirien. Il venait, également, de lancer les travaux de réalisation d’une autoroute devant relier Abidjan à Grand-Bassam, vieux projet jusque-là resté dans les tiroirs. Le lendemain, il se trouvait à Bonoua, ville voisine de Grand-Bassam, pour inaugurer un projet d’adduction d’eau. Dans cette région, dont est originaire l’ex-première dame, Simone Gbagbo, il annonçait également l’avènement de la zone industrielle qui devrait fournir 10 000 emplois.
Tout semblait planifié pour faire de la commémoration de l’indépendance, le 7 août, une fête sur le thème de la reconstruction du pays. Les troupes ont bien défilé ce jour-là, et les forces spéciales créées sous Ouattara ont été acclamées par le public. Mais les événements de l’avant-veille, qui ont touché l’armée au cœur, étaient dans toutes les têtes. Comment éviter que ces groupes armés sapent le travail gouvernemental de relance économique par des actions s’apparentant à la guérilla urbaine et périurbaine ? La question n’a pas encore reçu de réponse.
L’armée reste divisée, en dépit du soin mis par les autorités à créer un climat de confiance entre adversaires et ennemis d’hier. Commentant l’attaque d’Akouédo, le représentant spécial des Nations unies, dont des troupes sont présentes dans le camp, a fait émerger une vérité jusque-là mise en sourdine : les assaillants ont bénéficié de complicités au sein de la caserne. Sans doute d’anciens soldats de Gbagbo qui espèrent toujours prendre leur revanche sur ceux de l’ex-ancienne rébellion. De plus, la plupart des agents de l’ordre recrutés ces dix dernières années l’ont été davantage sur une base ethno-tribale ou politique. Peut-on faire confiance à ces troupes pour assurer la sécurité d’un régime qu’ils exècrent par-dessus tout ?
Le pouvoir pourra-t-il faire l’économie d’une vaste épuration au sein de l’armée ? Cela risquerait de passer pour une chasse aux sorcières, avec des conséquences fâcheuses sur le fragile processus de réconciliation nationale. La logique voudrait qu’une réconciliation sincère se fasse rapidement entre belligérants d’hier. Mais là aussi, il y a problème : les pro-Gbagbo posent comme préalable à tout processus de ce genre la libération de l’ex-chef de l’État et de ses ex-compagnons détenus dans des prisons ivoiriennes. Recruter de nouveaux soldats ? Intégrer davantage d’anciens combattants, tout en réinsérant les non-retenus dans la vie socioéconomique ? Que faire des soldats de l’ère Gbagbo passifs devant les événements ?
Commentant le retour de l’insécurité, Mamadou Coulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale et ex-compagnon de Gbagbo, a recensé jusqu’à 100 000 combattants de tous bords errant encore dans la nature, avec des armes parfois lourdes, et capables de mener des actions d’éclat à tout moment. Comment les démobiliser pour éviter la profusion de guerriers sans visage qui s’annonce ?