C’est à nouveau la terreur à l’Ouest. Après une accalmie relative de six mois, les attaques meurtrières d’individus non identifiés ont repris dans cette partie du pays en proie aux troubles et à l’instabilité depuis plus d’une décennie. En mars dernier, une série d’attaques d’éléments venus du Liberia voisin, selon les services de sécurité ivoiriens, a fait plus d’une dizaine de morts. Une situation qui a obligé le haut commandement militaire à dépêcher dans la région un détachement de 700 soldats. Il a reçu l’ordre d’y stationner en permanence pour dissuader les assauts meurtriers répétés. En outre, les autorités gouvernementales ivoiriennes et libériennes ainsi que des responsables des opérations des Nations unies en Côte d’Ivoire et au Liberia se sont réunis pour bien marquer leur détermination à faire cesser les violences. Mais, à Abidjan, on reste sceptique sur la portée de ces déploiements militaires et policiers, qui n’ont rien empêché par le passé. Un état d’esprit dû en grande partie aux nombreuses polémiques qui entourent les causes réelles de ces violences.
Le régime d’Alassane Ouattara accuse les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo d’être derrière les attaques qui viseraient, selon des responsables sécuritaires, à créer un désordre permanent et à rendre le pays ingouvernable. À l’appui de cette thèse, le pouvoir pointe d’anciens miliciens venus du Liberia pour prêter main-forte à Gbagbo à l’époque de sa lutte pour la conservation du pouvoir, et qui ont retraversé la frontière une fois l’ex-chef d’État capturé. Des témoins les auraient reconnus parmi les assaillants qui incendient des villages et tuent des habitants, avant de disparaître de l’autre côté de la frontière.
Le parti de Gbagbo, le Front populaire ivoirien (FPI), rejette ces accusations et dénonce à son tour le pouvoir qu’il rend responsable de la situation. Ce jeu de ping-pong auquel les Ivoiriens sont à présent habitués a cependant atteint de nouvelles proportions début avril dernier. Après avoir accusé le régime Ouattara de vouloir exproprier de force les ressortissants de l’Ouest, fidèles alliés de Gbagbo, au profit de multinationales et d’immigrés venus du Burkina voisin, la direction du FPI a prévenu : « La bombe du foncier rural est en voie d’explosion dans les mains de Ouattara. Le foncier rural et aussi urbain est une bombe dont nous ne percevons, pour l’instant, que la fumée de la consumation du cordon vers le noyau de la bombe qui va immanquablement exploser. C’est hier la rébellion et aujourd’hui le pouvoir qui en est issu qui ont allumé et attisent depuis plus d’une décennie le cordon de la bombe, ce n’est pas le FPI » a ainsi estimé, dans une déclaration, Richard Kodjo, le secrétaire général du FPI.
À l’en croire, les accusations portées contre son parti ne seraient qu’une « diversion » pour un dessein plus vaste. « La situation qui prévaut depuis l’avènement du pouvoir Ouattara n’est rien moins que la mise en œuvre, depuis le 11 avril 2011, de la troisième guerre du cacao, menée par le même Alassane Ouattara, hier chargé de mission des multinationales, aujourd’hui président de la République. La mainmise des multinationales du négoce sur le cacao ivoirien passe par l’expropriation des planteurs nationaux. Cela, au profit de colons étrangers burkinabè, maliens, plus malléables, qui exerceront comme des ouvriers agricoles dans les plantations industrielles des multinationales à créer », croit savoir Richard Kodjo. Il est allé plus loin, estimant que la situation à l’Ouest est « une terreur orchestrée par le pouvoir pour accélérer l’expropriation des paysans autochtones dont déjà des milliers ont été froidement exécutés ou se sont exilés ». À l’appui de ses dires, il cite deux individus, présentés comme étant des Burkinabè qui contrôlent de nombreux hectares de forêt dans la région de l’Ouest : Amadé Ouérémi et un certain Issiaka Tiendrébéogo, qui sévirait sur l’axe menant jusqu’à San Pedro, au sud-ouest.
On se croirait au temps de l’ivoirité ! La virulente déclaration du FPI est venue rappeler que rien n’est réglé à l’Ouest, une décennie et demie après l’adoption d’une loi sur le foncier rural en 1998, du temps du président Henri Konan Bédié, et que la question foncière reste explosive en Côte d’Ivoire.
Pour plusieurs observateurs, le problème du foncier est le nœud gordien qui expliquerait les violences à répétition et auquel il convient de trouver une solution durable. L’on se souvient que c’est depuis Fengolo, à l’ouest, que Konan Bédié, successeur du premier président du pays Houphouët-Boigny, avait lancé le mouvement qui allait conduire à la remise en cause d’un principe que son prédécesseur avait érigé au rang de loi foncière dans le pays : « La terre appartient à celui qui la met en valeur. » L’initiative n’était pas neutre. Bien que cette question de la propriété foncière soit ancienne et que le besoin de la réglementer au profit exclusif des nationaux ait été exprimé aussi, à l’époque, par le parti de Gbagbo, sa remise en selle apparaît dans un contexte marqué par le développement de thèses « ivoiritaires » axées sur la préférence nationale et la xénophobie. Dans un environnement où l’essentiel du combat de Bédié pour garder le pouvoir était pensé et planifié autour de la mise à l’écart d’Alassane Ouattara et du groupe ethnique censé le soutenir (composé essentiellement des peuples du nord et de leurs cousins du Burkina Faso entre autres), la loi sur le foncier rural était partie pour être porteuse de conflits.
En mettant en avant l’impératif d’être de nationalité ivoirienne pour accéder à la propriété foncière rurale, le régime Bédié a rompu un équilibre qui s’était instauré entre les communautés autochtones et allogènes, au sujet de l’exploitation des terres. Pourquoi l’Ouest, particulièrement ? En raison de l’appauvrissement progressif de celles du Centre, en pays baoulé, où se situait autrefois ce que l’on appelait « la boucle du cacao », région qui concentrait alors l’essentiel de la production cacaoyère. Le centre de gravité de ces cultures s’est déplacé vers les régions encore fertiles et pratiquement vierges de l’Ouest montagneux, à la frontière libérienne. Vers la zone, devenue la nouvelle terre promise du cacao et du café, ont afflué les manœuvres burkinabè qui travaillaient dans le Centre, mais également les ressortissants du pays baoulé. Tant qu’il y avait une relative prospérité économique, cet afflux ne posait pas de problème particulier. Mais, avec la crise économique dont les effets se feront ressentir durement dans le pays dans les années 1990, la donne change. Les revenus de rente diminuent du fait de la mévente des produits agricoles, le pouvoir n’a plus les moyens d’entretenir des clientèles politiques dans les campagnes.
Les jeunes, qui veulent rentrer dans leurs villages pour cultiver la terre, se trouvent confrontés à la rareté des terres cultivables, les manœuvres burkinabè et les planteurs baoulés y étant déjà bien implantés. Les Baoulés, réputés fidèles aux deux premiers présidents, originaires du Centre, seront dès lors regardés avec suspicion par les ressortissants de l’Ouest, proches de la région natale de Laurent Gbagbo. Ce dernier, opportuniste, se fera passer pour le défenseur des terres ancestrales des peuples de l’Ouest contre les envahisseurs burkinabè, puis baoulés. C’est ce qui explique, note Tali Blesson, haut cadre de la région de Duékoué, la fanatisation à l’extrême des populations de l’Ouest, convaincues par la propagande Gbagbo que Ouattara est venu leur arracher leurs terres.
Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les immigrés burkinabè qui sont pourchassés, mais également les Baoulés qui ont voté majoritairement pour Ouattara, répondant au mot d’ordre donné par Bédié dans l’entre-deux tours de la présidentielle de 2010.
Le dossier est explosif. Le régime Ouattara a voulu y mettre de l’ordre en annonçant une nouvelle loi, vu les multiples interprétations contradictoires ayant empêché l’application du code foncier de 1998. Mais la réforme est à nouveau interprétée par l’opposition et le parti de Gbagbo comme destinée à permettre aux étrangers de posséder des terres dans les villages, au détriment des populations autochtones. Si l’on n’y prend garde, conclut le professeur Tali Blesson, les plus grandes difficultés arrivent, car, sur fond de conflits des terres, se sont ajoutés des problèmes politiques. Or, avec la circulation accélérée des armes dans la région, et le désœuvrement d’anciens combattants des guerres de Sierra Leone et du Liberia, tout peut arriver, à tout instant. La guerre des terres aura-t-elle lieu ?