La scène se déroule début décembre 2012 dans le camp de réfugiés d’Ampain, près de la localité de Takoradi, au Ghana, où est concentrée la majeure partie des exilés ivoiriens. Alors que la Commission électorale ghanéenne vient de rendre publics les résultats de la présidentielle donnant le candidat du National Democratic Congress (NDC), John Dramani Mahama, gagnant dès le premier tour, des clameurs fusent d’Ampain. Les exilés, essentiellement des partisans de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, se congratulent, esquissent des pas de danse, crient à tue-tête pour exprimer leur joie de ce qu’ils croient être une excellente nouvelle.
Tout au long de la campagne électorale au Ghana, ces réfugiés ont vécu un immense stress, s’inquiétant de leur avenir en cas de victoire de tel ou tel candidat. Leur champion était tout désigné : John Mahama, successeur de John Atta Mills décédé brusquement, membre du même parti (NDC), également celui de l’ex-président Jerry Rawlings qui ne cachait guère ses amitiés pour Laurent Gbagbo. Dès la capture de celui-ci le 11 avril 2011, plusieurs soldats qui lui étaient favorables et des individus appartenant à la tentaculaire galaxie des « jeunes patriotes », soutiens inconditionnels de son régime, avaient pris le chemin du Ghana, où ils étaient certains d’être sous la protection d’un pouvoir bienveillant.
Effectivement, les partisans de l’ex-président ivoirien ont bien bénéficié de la bienveillance des autorités ghanéennes. Des dignitaires du régime déchu ont été parfois logés et nourris dans des hôtels de luxe pendant des mois, tandis qu’aucun contrôle particulier n’était exercé sur les milliers de réfugiés parmi lesquels figurent d’anciens soldats et miliciens redirigés, pour certains, vers des camps. L’histoire aurait pu continuer ainsi, n’eussent été les déclarations belliqueuses de certains « réfugiés » pro-Gbagbo et la multiplication d’attaques de cibles militaires en Côte d’Ivoire, attribuées à ces derniers.
Ces menaces avaient alors créé des tensions entre les deux pays, la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara accusant le Ghana de constituer une base arrière pour les partisans de Gbagbo. John Atta Mills avait régulièrement balayé du revers de la main les accusations d’Abidjan et aucune mesure de contrôle sérieuse des activités des pro-Gbagbo au Ghana n’avait jusque-là été prise. Les mandats d’arrêt internationaux émis par Abidjan à l’encontre de caciques du clan Gbagbo soupçonnés de crimes et de divers autres délits étaient ignorés par Accra.
Lorsque le vice-président Mahama accède à la présidence après le décès d’Atta Mills, en juillet 2012, les partisans de Gbagbo sont persuadés de la continuité de cette politique de tolérance à leur endroit. L’affaire Justin Koné Katinan, néanmoins, sème parmi eux un premier émoi : l’éphémère ministre du Budget du dernier gouvernement Gbagbo est appréhendé fin août 2012 à Accra par la police ghanéenne, alors qu’il revenait d’Afrique du Sud. Accusé de crimes économiques par Abidjan, cet ancien porte-parole de Gbagbo n’a pas été extradé par Accra, ce qui a jeté un nouveau froid sur des relations ivoiro-ghanéennes souvent tumultueuses. Les autorités ghanéennes évoquent l’indépendance de la justice d’Accra et le statut de réfugié de Katinan.
C’est à partir de la visite de John Mahama en Côte d’Ivoire, début septembre, que les partisans de Gbagbo auraient dû percevoir les débuts d’un changement de cap. La promesse de Mahama selon laquelle le Ghana ne servirait jamais de base arrière à la déstabilisation de la Côte d’Ivoire, accueillie avec scepticisme par les milieux sécuritaires abidjanais, est interprétée comme un « simple langage diplomatique » par les exilés. Mais le vent tourne vraiment après la prestation de serment du président Mahama, en janvier dernier, après sa victoire sur le candidat du NPP, Nana Akufo-Addo, qui s’était attaqué durant la campagne à la politique suivie jusque-là envers le voisin de l’ouest.
La police ghanéenne a, en un temps record, mis fin à l’activisme de plusieurs symboles du pouvoir Gbagbo, régulièrement accusés de complots contre le régime d’Alassane Ouattara. Ainsi, alors qu’il défiait jusque-là impunément le pouvoir d’Abidjan et lançait des mots d’ordre en direction d’Abidjan à partir de sa base discrète de Tema, près d’Accra, Charles Blé Goudé, le chef des jeunes patriotes autoproclamé « général de la rue », a été appréhendé à la mi-janvier et extradé nuitamment à Abidjan. La CPI a émis un mandat d’arrêt depuis plusieurs mois contre Blé Goudé, qui n’était pas enregistré au Ghana en tant que réfugié, mais le pouvoir ivoirien ne souhaite pas qu’il soit remis à la cour de La Haye.
Trois semaines seulement après ce coup dur porté aux « troupes » patriotiques, deux maillons essentiels des derniers combattants pro-Gbagbo étaient arrêtés au Ghana et, eux aussi, conduits de nuit à Abidjan. Il s’agit du commandant Jean-Noël Abéhi, qui dirigeait la plus grande caserne de gendarmerie de Côte d’Ivoire, le bataillon blindé d’Agban, une sorte d’armée dans l’armée qui constituait le bras séculier du régime déchu d’Abidjan. Cette unité d’élite qui n’obéissait guère à la hiérarchie formelle, selon diverses sources, est soupçonnée d’avoir trempé dans les tueries post-électorales, notamment celles des femmes du quartier d’Abobo en mars 2011. Un massacre qui avait soulevé une vaste réprobation internationale. Abéhi est arrivé à Abidjan en compagnie d’un autre personnage tristement célèbre, Jean-Yves Dibopieu, ex-leader du violent syndicat estudiantin, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), et président d’un regroupement de pro-Gbagbo en exil.
Depuis quelques mois les autorités ghanéennes avaient en fait renforcé la surveillance des camps de réfugiés ivoiriens qui fonctionnaient comme de véritables passoires, où l’on pouvait entrer et sortir à volonté. Des descentes y avaient été effectuées fin 2012, après que divers rapports eurent fait état de mouvements suspects de personnes fomentant des attaques de l’autre côté de la frontière. Mais depuis l’extradition de ces trois hommes clés du dispositif sécuritaire de l’ancien régime, les ex-dignitaires exilés au Ghana rasent les murs. À en croire des sources sécuritaires à Abidjan, il serait encore au moins une quarantaine recherchée par les autorités pour leur participation supposée aux violences post-électorales qui ont fait, officiellement, 3 000 morts.
Que s’est-il passé pour que le Ghana change aussi radicalement sa politique envers les exilés pro-Gbagbo ? Des sources au ministère de l’Intérieur de Côte d’Ivoire rappellent que, lors de son séjour à Abidjan le 5 septembre dernier, le président Mahama avait été longuement briefé sur leurs activités de déstabilisation. Des vidéos et autres preuves de conspirations passées auraient été présentées au leader ghanéen, qui aurait ainsi été convaincu de la nécessité de mettre le holà.
D’autres sources font valoir la complicité qui se serait établie entre les présidents Ouattara et Mahama, qui ont tous deux impérativement besoin d’un climat de paix pour mettre en œuvre leurs programmes de développement. Le nouveau président ghanéen entend créer un climat de confiance pour régler au mieux le contentieux pétrolier entre les deux pays. Surtout, ceux-ci mesurent l’intérêt à développer des projets bilatéraux, comme l’autoroute Accra-Abidjan, ou l’interconnexion électrique et d’autres projets d’infrastructures qui devraient permettre de gagner des points de croissance économique.
Autant dire que, pour les soldats déserteurs, les miliciens et mercenaires pro-Gbagbo résidant au Ghana, les prochains mois risquent d’être difficiles. Certains ont déjà pris le chemin du Togo voisin, jugé plus enclin à délivrer rapidement les cartes de réfugiés qui les rendraient intouchables. Cependant, le souvenir de l’extradition par le Togo, l’an dernier, d’une pièce maîtresse du dispositif des exilés, l’ex-ministre de la Défense Moïse Lida Kouassi, n’est pas pour rassurer le dernier carré des fidèles de du président déchu, embarqué dans une harassante procédure judiciaire à La Haye.