Dans le but de dissimuler l’affaire de corruption dévoilée au grand jour les 17 et 25 décembre 2013, le gouvernement turc a eu recours à de nombreuses procédures illégales. Par la modification de lois et réglementations, les institutions judiciaires et publiques ont été remodelées et la Turquie est passée sous l’autorité du parti au pouvoir.
Après la révélation des affaires de corruption les 17 et 25 décembre, l’AKP a tenté de créer son propre système judiciaire en amendant la législation actuelle. Par ces changements qui évoquent l’époque des coups d’État, l’indépendance judiciaire a été sacrifiée au profit des ambitions politiques d’un régime désormais autoritaire.
En réponse à ces révélations, le gouvernement de l’AKP a commencé par modifier du jour au lendemain les procédures policières dans le cadre des enquêtes judiciaires et a rendu obligatoire pour les chefs de police le fait d’informer les autorités administratives – qui n’ont aucune autorité juridique – de toutes les enquêtes ordonnées par les procureurs, et ce afin de ne pas être pris la main dans le sac lors de futures opérations lancées contre lui.
Le parti au pouvoir a ensuite décidé de soumettre un texte visant à s’immiscer dans l’organe judiciaire le plus important, le Conseil supérieur de la magistrature (HSYK), pour empêcher qu’une autre enquête ne soit menée. Les libertés fondamentales ont été suspendues lorsque le gouvernement a décidé d’interdire l’accès à Twitter et YouTube et de réorganiser les services de renseignement turcs (MIT) afin de suivre de plus près et de mettre sur écoute ses opposants. Plusieurs projets de loi proposés les uns après les autres dans les domaines de la justice et de la sécurité ont accéléré le processus consistant à transformer le pays en un État policier.
Un simple doute suffit à déclencher une arrestation
L’autorité de l’exécutif sur les forces de sécurité s’est renforcée. Désormais, il ne suffira plus d’avoir un « soupçon grave en présence de preuves concrètes », mais un « doute raisonnable » pour placer un individu en détention, ouvrant ainsi la voie à l’arrestation de quiconque serait opposé aux activités illégales du gouvernement. C’est là le résultat de la formation d’un nouveau système judiciaire en phase avec les intérêts du parti au pouvoir. De nombreux juges et procureurs ont été limogés à la suite de ces transformations et maintes enquêtes clés en cours ont été transférées à des tribunaux réorganisés. Les juges de paix, plus connus sous le nom de « super juges », ont été nommés dans différents tribunaux afin de faire appliquer les consignes gouvernementales.
Des juges et procureurs ont également été nommés au Conseil d’État, à la Cour de cassation et à la Cour des comptes par le gouvernement, dans le but d’esquiver les enquêtes judiciaires et la surveillance, ce qui constitue une véritable marche en arrière sur les réussites en matière de libertés et de droits accomplies ces 12 dernières années. Le gouvernement s’est également régulièrement opposé aux décisions des plus grandes instances judiciaires qui ordonnaient l’interruption de pratiques gouvernementales contraires à la loi. Voici un résumé des lois promulguées par le gouvernement ces neuf à dix derniers mois afin de miner le système judiciaire.
1 – Modification des procédures de police en matière d’enquête judiciaire
Dans le but d’empêcher que d’autres enquêtes n’aient lieu contre des membres du gouvernement au lendemain des arrestations du 17 décembre, le parti au pouvoir a amendé le 21 décembre les procédures policières en matière d’enquête judiciaire. Cet amendement prévoit que tous les policiers ont l’obligation d’informer leurs supérieurs et les autorités civiles quant aux consignes données par les procureurs, avant de lancer toute opération. La modification vise à affaiblir l’autorité des procureurs sur les forces de police et à la subordonner au gouvernement.
L’AKP a même refusé d’appliquer la décision du Conseil d’État qui demandait de suspendre la mise en œuvre de ces nouvelles procédures. Résultat, les chefs de police qui avaient eu pour instruction d’un procureur de lancer une enquête contre des figures clés du pays le 25 décembre ont refusé d’appliquer les consignes. Le procureur les a appelé à rendre compte de leur décision mais le chef de police d’Istanbul nouvellement nommé, Selami Altinok, a empêché que le procureur ne les interroge.
Un peu plus tard, un enregistrement a été rendu public, dans lequel on entend le ministre de l’Intérieur Efkan Ala demander à Altinok d’interdire la tenue de l’interrogatoire.
2 – Attribution de l’autorité du HSYK au ministre de la Justice
L’AKP a modifié la loi régulant l’autorité du HSYK. Le ministre de la Justice est devenu, grâce à cet amendement, la seule autorité du plus grand organe judiciaire. Tous les juges et procureurs ont été placés sous la juridiction du gouvernement, une transformation qui a porté un sérieux coup à l’indépendance judiciaire. Le ministre a également obtenu le droit de déterminer l’agenda du HSYK et a nommé le secrétaire-général et ses conseillers ainsi que le chef du comité des inspecteurs.
Le projet de loi a été approuvé le 15 février par le Parlement et promulgué le 26 février par le président de l’époque, Abdullah Gül. Une décision qui a ouvert la voie au limogeage par le ministre de la Justice de centaines de personnes qui travaillaient pour le HSYK, tels des juges, des inspecteurs et du personnel administratif. Après que le Parti républicain du peuple (CHP) ait fait appel en mars auprès de la Cour constitutionnelle pour faire annuler la loi du HSYK, la juridiction a annulé les dispositions de la loi conférant au ministre de la Justice des pouvoirs abusifs sur l’organe.
3 – Réaffectation de plus de 6 000 juges et procureurs
Après l’approbation de la loi par le Parlement, plus de 6 000 juges et procureurs ont immédiatement été limogés puis réaffectés. De nouveaux membres ont été nommés à la Première chambre du HSYK, chambre qui joue un rôle clé dans la nomination des juges et des procureurs, sur ordre du ministre de la Justice, Bekir Bozdag. Les grands juristes qui ont enquêté sur les affaires de tentatives de coup d’État Ergenekon et Balyoz ainsi que sur des groupes terroristes comme l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) ont été limogés et réaffectés avant le mois de septembre.
Muammer Akkas, qui a mené l’enquête du 17 décembre, a été réaffecté dans la province turque de Tekirdag alors que Zekeriya Öz a été nommé dans la province de Bolu en tant que procureur ordinaire. Le procureur de la République d’Izmir, Hüseyin Bas, qui s’est opposé aux menaces du sous-secrétaire du ministère de la Justice, Kenan Ipek, a également été pris pour cible et nommé à un autre poste.
Le procureur de la République d’Adana, Süleyman Bagriyanik, qui a ordonné l’arrestation et la fouille des camions escortés par le MIT et apparemment chargés d’armes et de munitions pour les groupes extrémistes qui luttent en Syrie contre le régime de Bachar al-Assad, a été réaffecté dans la province d’Antalya.
4 – Obtention de sièges par des candidats pro-gouvernementaux aux élections du HSYK
À l’issue des élections qui se sont tenues le 12 octobre où juges et procureurs se sont rendus aux urnes pour élire les membres du HSYK, la Plateforme pour l’unité judiciaire (YBP), groupe connu pour sa position pro-gouvernementale et soutenu par l’exécutif est ressorti victorieux, accentuant de ce fait l’absence d’indépendance judiciaire. De plus, le gouvernement ne s’est pas abstenu de collaborer avec les candidats connus pour leur affiliation au Parti des travailleurs de Dogu Perinçek (IP), accusé de tenter de renverser le gouvernement de l’AKP.
Les propos pro-YBP du ministre de la Justice et le transfert de fonds publics pour leurs campagnes ainsi que les promesses d’augmentation de salaire ont entraîné les résultats attendus et la plateforme a pu s’assurer de nombreux sièges. Au lendemain du scrutin, des membres du YBP ont rencontré le ministre Bozdag afin de négocier l’annulation de précédents disciplinaires et d’autres questions qui se sont révélées avantageuses pour les deux parties.
5 – Libération des accusés des affaires Ergenekon et Balyoz
Après avoir dévoilé un cinquième paquet de réformes dans l’objectif de dissimuler la corruption gouvernementale, le parti au pouvoir a procédé à des amendements au Code pénal turc (TCK) et au Code de procédure pénale (CMK). Les tribunaux spécialisés qui étaient chargés d’importantes affaires comme la tristement célèbre organisation terroriste liée à l’Iran, Tawhid-Salam et les affaires Ergenekon et Balyoz ont été abolis. Les juges et procureurs qui supervisaient ces affaires ont été nommés à des postes inactifs.
De plus, la loi a été amendée pour réduire à cinq ans la période maximale de détention avant le verdict final, provoquant une nouvelle faille dans le système judiciaire déjà compromis et ouvrant la voie à la libération d’accusés dans les affaires susmentionnées. C’est ainsi que l’ancien chef d’état-major, Ilker Basbug, le leader du Parti des travailleurs (IP) Dogu Perinçek, Veli Küçük et Sevgi Erenerol ont pu être libérés. Alparslan Arslan, qui a mené un assaut contre le Conseil d’État turc en 2006 et Emre Günaydin, suspect clé dans les assassinats de la maison d’édition Zirve, ont également été libérés.
6 – Interventions policières au siège de groupes de médias pour « soupçons raisonnables »
Afin d’éviter une autre vague d’opérations anti corruption, l’AKP a modifié en profondeur le Code de procédure pénale (CMK). Par un amendement récent, le gouvernement a élargi l’autorité policière et lui a conféré le pouvoir de procéder à des arrestations pour « soupçons raisonnables » qui supplée ainsi au principe de « soupçons graves en présence de preuves concrètes » dans le cadre d’arrestations, de fouilles et de saisies.
L’amendement prévoit également la nomination de 4 000 nouveaux juges et procureurs par le ministre de la Justice, le nombre de chambres du Conseil d’État et de la Cour de cassation devant augmenter. L’autorité des nouveaux juges de paix (ou “super juges”) a également été étendue, permettant ainsi au gouvernement de faire de plus en plus pression sur ses opposants. La loi a également entraîné de sérieuses restrictions des droits de la défense, puisqu’il est interdit aux avocats d’avoir accès aux dossiers de leurs clients concernant les infractions anticonstitutionnelles. Le paquet aux 35 articles a été promulgué le 2 décembre.
Dans le même temps, le député CHP Sezgin Tanrikulu a demandé au Parlement de s’exprimer quant aux allégations selon lesquelles plus de 1 000 personnes opposées à la répression gouvernementale contre les droits et les libertés seraient sur le point d’être arrêtées dans le cadre d’une nouvelle opération. Après qu’Erdogan a signé le paquet probablement anti-démocratique du CMK, le gouvernement a ordonné à la justice de cibler les médias Zaman et Samanyolu TV, dans ce qui semble être une vengeance de l’exécutif à l’encontre des journalistes qui ont relaté les affaires de corruption et les critiques anti-gouvernementales. Le rédacteur en chef du quotidien Zaman, Ekrem Dumanli, et le directeur général de la chaîne de télévision Samanyolu ont tous deux été arrêtés.
Ces deux journalistes éminents ont été accusés de faire partie d’un groupe terroriste avec des preuves absurdes et montées de toutes pièces à l’appui. Les questions qui leur ont été posées étaient aussi ridicules que les accusations dont ils ont été victimes et l’unique « preuve » que possédait la police pour les inculper étaient des chroniques publiées dans le journal. Ils ont donc été placés en détention pour avoir fait leur travail de journaliste. Dumanli et Karaca sont ainsi les premiers en Turquie à avoir été placés en détention pour « soupçons raisonnables ». Il faut également noter que le juge Islam Çiçek, qui a ordonné la libération des suspects de l’affaire de corruption du 17 décembre puis l’arrestation de policiers et de chefs de police, était personnellement responsable d’avoir donné l’ordre d’arrêter Dumanli et Karaca pour « soupçons raisonnables ».
7 – Protection légale du MIT, activités illégales, transition vers un État policier
Avec l’introduction d’une autre loi gouvernementale controversée, le MIT a obtenu une protection légale extraordinaire. Les services de renseignement sont ainsi exempts de quasiment toute responsabilité légale pour leurs actions. La législation a également créé une base légale pour le processus de paix qui progresse entre Ankara et le PKK depuis 2011. Le MIT a été autorisé à être en contact avec toutes les structures considérées comme une menace à la sécurité nationale.
Les procureurs ont maintenant l’obligation d’informer le MIT concernant toute plainte légale sur des membres de leur équipe. Cet amendement à la loi est lié à l’affaire des camions escortés par le MIT qui ont été stoppés et fouillés par la police sur ordre d’un procureur. Cet incident est considéré comme la principale raison du renforcement de la protection légale des activités du MIT. La loi a également introduit une peine de prison pouvant aller jusqu’à neuf ans pour les journalistes qui couvrent et publient des articles sur les opérations secrètes du MIT. Résultat, le MIT a obtenu une protection non seulement vis-à-vis de la loi mais aussi vis-à-vis de la presse.
8 – Restriction de l’accès à internet et de la liberté de communication
Grâce à une méthode consistant à introduire régulièrement des lois fourre-tout pour faire passer des textes controversés, l’AKP a imposé une limite d’accès à internet. La direction des télécommunications (TIB), organe responsable de la régulation du secteur des télécommunications et le seul à détenir le pouvoir de mener des écoutes légales en Turquie, a reçu l’autorisation de censurer certains réseaux sociaux afin d’empêcher la mobilisation en ligne de groupes anti-gouvernementaux.
Le directeur de la TIB peut maintenant bloquer l’accès à n’importe quel site internet sans décision de justice préalable. C’est peu après cette promulgation que le site de micro-blogging Twitter a été interdit d’accès. Toutefois, les pouvoirs étendus conférés à la TIB ont été annulés par la Cour constitutionnelle.
9 – Mise en place de juges de paix
L’AKP a mis en place via une loi fourre-tout des juges de paix. Cette loi a été approuvée par le Parlement fin juin. Les juges de paix, communément appelés les « super juges », travaillent auprès de tribunaux de paix. Ils ont été très critiqués pour les pouvoirs élargis qu’ils exercent sur les enquêtes et les décisions de justice d’autres tribunaux et le fait que leur existence même est considérée comme anticonstitutionnelle.
Le CHP a porté plainte auprès de la Cour constitutionnelle, lui demandant d’annuler la loi, qui, dit-il, annule tous les progrès réalisés par la Turquie sur le plan de l’État de droit en plus d’empêcher le peuple d’exercer ses droits et libertés. Un juge de paix peut délivrer un mandat d’arrêt, placer des personnes en détention et annuler les décisions d’autres juges.
10 – Attribution de pouvoirs excessifs aux gouverneurs
Le 24 octobre, l’AKP a soumis un « paquet de sécurité » au Parlement, paquet qui confère des pouvoirs extraordinaires aux gouverneurs (équivalent des préfets en France). S’il est approuvé, ce projet de loi autorisera les gouverneurs à donner directement des ordres à la police. Le texte les autorisera également à entrer au département de police nationale et à devenir chefs de police. Cette question a été particulièrement débattue après l’enquête anticorruption du 17 décembre, lorsque l’ancien gouverneur d’Aksaray, Selami Altinok, a été nommé chef de police d’Istanbul. Ce projet de loi facilitera aussi l’enquête et le limogeage de policiers par l’administration de la police.
La modification du processus disciplinaire en faveur de l’administration et de policiers de haut rang permettra également de sanctionner de façon arbitraire des policiers pour leur affiliation politique ou leur idéologie. Avec cette loi, les chefs de département de police, les chefs de service, les chefs de district, les gouverneurs de district, les gouverneurs, le chef du département de police nationale et les ministres pourront prendre des mesures disciplinaires contre leurs subordonnés, peu importe leur rang. De plus, l’Ecole nationale de police sera fermée et les étudiants de niveau universitaire ne justifiant d’aucune expérience dans la police pourront être nommés policiers et même chefs de police. Une décision qui entraînera sans aucun doute quelques faiblesses au niveau de la sécurité nationale.