Ils sont venus, ils étaient tous là (ou presque) pour, disaient-ils, sauver la Libye depuis Berlin. Ils avaient répondu à l’invitation de la chancelière allemande Angela Merkel qui s’était distinguée, en mars 2011 par son opposition, en tant que membre non permanente du Conseil de sécurité de l’ONU, à la résolution 1973, interprétée par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis comme autorisant la guerre contre la Libye de Kadhafi. Elle s’était retrouvée dans le même camp de la Chine, de la Russie, du Brésil et de l’Inde. A l’époque rares étaient, en Occident, ceux qui n’avaient pas condamné la « trahison » allemande. Neuf ans après, voilà que les fossoyeurs de la Jamahiriya se retrouvent autour de la même table à Berlin pour conjurer la catastrophe libyenne, avec Merkel et Poutine comme parrains ! Ce spectacle a amené le journal burkinabé Le Pays (le Burkina est aujourd’hui l’une des victimes collatérales de la guerre de Libye) à consacrer son éditorial à cette rencontre au sommet qu’il avait qualifiée « Le bal des hypocrites ».
La France hors circuit
La France, principale responsable de cette guerre, était représentée dans cette conférence par le chef d’Etat en personne, Emmanuel Macron. Contrairement à ses deux prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande, il avait eu le courage de reconnaître la responsabilité de son pays dans cette catastrophe géopolitique. Dans un entretien accordé à huit médias européens (Le Figaro, Suddeutsche Zeitung, Le Soir, The Guardian, Corriere Della Serra, El País, Gazeta Wiborcza et Le Temps) en 2017, il a admis que « la participation des Forces armées françaises à l’opération militaire en Libye en 2011 a été une erreur et la France doit éviter ce scénario en Syrie ». Et d’ajouter :
«Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néo-conservatisme importée en France depuis dix ans. La démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur à l’insu des peuples. La France n’a pas participé à la guerre en Irak et elle a eu raison. Et elle a eu tort de faire la guerre de cette manière en Libye. Quel fut le résultat de ces interventions? Des États faillis dans lesquels prospèrent les groupes terroristes ».
Il ne croyait pas si bien dire. Il se retrouve aujourd’hui condamné à gérer ce lourd héritage, mais sans se donner les moyens du changement. Les néo-conservateurs sont encore très nombreux dans son entourage. Jean-Yves Le Drian, l’actuel ministre des Affaires étrangères, qui avait été en charge sous le mandat de François Hollande du portefeuille de la Défense, a de la peine à mettre en pratique les déclarations de son nouvel employeur. Résultat : La France se retrouve aujourd’hui hors circuit. De « protectrice du peuple libyen » comme elle se présentait pour justifier son intervention contre la Jamahiriya, elle est acculée maintenant à se « protéger » du désordre libyen.
Avant de venir à Berlin, Emmanuel Macron avait tiré la sonnette d’alarme. Interrogé, en off, lors de la présentation des vœux pour le nouvel an par un collègue de France 24 arabe sur les informations relatives à l’envoi par la Turquie de miliciens syriens pour combattre du côté de Sarraj, lui-même marionnette des milices islamistes de Misrata, il répondit : « Si les services de renseignement français vont me confirmer ces informations, ce serait un développement extraordinairement grave » ! « Car, poursuit-il, de là ils vont faire la jonction avec le Sahel, région où la France est en première ligne dans la lutte contre le terrorisme ». Confirmées, semble-t-il par ses services, il exprimera deux jours plus tard son désarroi et ses craintes devant les participants à ce sommet. Dans son intervention, il a stigmatisé directement la Turquie qui soutient militairement le gouvernement de Fayez al-Sarraj et qui organise le recrutement et l’envoi de centaines de miliciens syriens en Libye. « Il faut que cela cesse », a-t-il martelé.
La suite donnera plus de consistance à cette menace, puisque les informations en provenance de Syrie (zone occupée par la Turquie) et de la Libye font état, non seulement de l’arrivée de plusieurs centaines de ces miliciens grassement payés par la Turquie et le Qatar en Libye mais, fait inquiétant, de l’évasion de 17 d’entre eux vers l’Italie par voie de mer. Cela a été confirmé par l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé en Grande-Bretagne et qui est connu pour son opposition au pouvoir syrien.
Le sommet de Berlin, réuni à l’initiative de l’Allemagne et sous l’égide de l’ONU rassemblait onze pays dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ainsi que le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et son représentant pour la Libye Ghassan Salamé qui n’a pas, jusqu’ici, brillé par son efficacité.
La majorité des pays qui se retrouvent aujourd’hui au chevet de la Libye avaient activement participé à sa destruction ou du moins cautionné l’expédition de l’Otan. A part Recep Tayyip Erdogan et Angela Merkel, qui avaient participé plus ou moins activement à cette expédition, Emmanuel Macron, Boris Johnson, Giuseppe Conte et Mike Pompeo héritaient de ce dossier. La Russie, la Chine et l’Algérie s’y étaient frontalement opposées. Pour rappel, Vladimir Poutine, alors Premier ministre, avait critiqué sans ménagement Dimitri Medvedev pour avoir laissé passer la résolution 1973. Ce qui avait provoqué une crise entre les deux hommes et, plus grave encore, rallumé une nouvelle guerre froide dans les relations internationales. Poutine avait en effet condamné l’expédition de l’Otan en Libye estimant que «l’intervention des Occidentaux en Libye fait penser à l’appel des croisés du Moyen Age». Aujourd’hui, il prend sa revanche et fait un comeback remarqué sur la scène libyenne. Tout en tendant cyniquement la main à Erdogan, dans le but d’affaiblir l’Otan, il soutient militairement le maréchal Haftar à travers les mercenaires russes de Wagner. Il estime qu’il est le seul à même de recoller les morceaux d’une Libye éclatée et de lutter contre le terrorisme que son armée combat en Russie même et en Syrie. Position partagée tacitement par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Émirats arabes unis, et surtout l’Égypte qui accuse le gouvernement de Tripoli de constituer un sanctuaire pour les Frères musulmans égyptiens. Quant au Maroc, qui avait abrité la conférence de Skhirate, en décembre 2015, dont la feuille de route est restée morte, n’a pas été invité. La Tunisie, qui supporte le poids d’une présence libyenne importante depuis 2011, n’a été invitée qu’in extremis. Touchée dans son amour-propre, elle a décliné l’invitation. Enfin, le Qatar dont la responsabilité dans le financement et l’armement des milices islamistes libyennes est écrasante, a été exclu du sommet alors que les Émirats arabes unis qui ne cachent pas leur stratégie anti-islamistes (Frères musulmans en particulier) et anti-terroriste ont participé aux travaux de la conférence.
Tout ça pour ça ?
Les résultats de cette énième conférence et réunion internationale sur la Libye ne sont pas à la hauteur des attentes des Libyens : engagement à respecter l’embargo sur les armes décidé en 2011 par les Nations unies et à renoncer à toute « interférence » étrangère dans le conflit, appel à l’observation d’un véritable cessez-le-feu permanent sur le terrain…Des engagements pris sans jamais résister aux réalités du terrain et des intérêts en jeu.
Au lendemain de ce sommet que les pays européens pensaient utiliser comme un tremplin pour revenir dans le jeu en Libye afin de sécuriser leurs frontières face à la menace migratoire et terroriste, une certaine désillusion transparaissait dans les déclarations des uns et des autres. Les 27 ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne s’étaient réunis le 20 janvier à Bruxelles pour essayer de dissiper cette désillusion. Peine perdue. Le nouveau haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, n’a pas caché son pessimisme, reconnaissant qu’aucune décision n’avait été prise sur la Libye et le Sahel. Les mesures concrètes sont donc reportées à la prochaine réunion des ministres européens des Affaires étrangères programmée pour le 17 février prochain.
En attendant, les trois points discutés étaient : les moyens à déployer pour sécuriser l’embargo sur les armes, les dispositifs à mettre en place si un cessez-le-feu devait être obtenu, et la manière dont il conviendrait, à moyen terme, de restaurer les institutions libyennes.
La Libye, « une tumeur qui produit des métastases sur l’ensemble de la région »
Pour Josep Borrell, cet immobilisme est catastrophique pour l’Europe. Il avait déjà tiré la sonnette d’alarme le 10 janvier. Les combats autour de Tripoli, prévient-il, pourraient se traduire « par une nouvelle poussée migratoire vers l’Europe….Quelque 700 000 migrants se trouvent en Libye, pour la plupart venus du Sahel. Ils attendent l’occasion pour migrer vers l’Europe. » Au-delà de la Libye, c’est bien évidemment le Sahel qui est menacé. « La Libye, a rappelé Josep Borrell, est une sorte de tumeur qui produit des métastases sur l’ensemble de la région.»
Si l’on ajoute à cela l’arrivée annoncée de milliers de terroristes qui évoluent dans les zones sous contrôle turc en Syrie, dont des Caucasiens, Tchétchènes, Turkmènes, Ouïgours vers la Tripolitaine, cette « métastase » a toutes les chances de contaminer la rive nord de la Méditerranée.
Dans son éditorial consacré au sommet de Berlin, le journal Le Monde, qui avait en 2011 soutenu la guerre de Bernard-Henry Lévy, membre de son Conseil de surveillance, contre la Libye, avait écrit : « Aux portes de l’Europe, la poudrière en Libye menace de se transformer en une nouvelle Syrie ». Il ne pipe pas mot sur la manière d’y mettre fin.
Face aux palabres de Berlin, au jeu trouble de la Turquie, de la lâcheté européenne, ceux qui pensent que le salut de la Libye passe par la défaite militaire des milices armées qui terrorisent la population de la Tripolitaine sont de plus en plus nombreux. N’en déplaise aux pompiers pyromanes qui continuent à prôner la paix publiquement tout en alimentant la guerre sur le terrain. Car un nouveau pouvoir fort dans une Libye réunifiée et pacifiée signifie plus de sécurité pour les Libyens d’abord, mais aussi pour les pays limitrophes et pour l’Europe.
Majed Nehmé