On se souviendra de la couverture de la guerre en Syrie comme de l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire de la presse américaine. Les reportages sur le massacre de l’ancienne ville d’Alep en sont la dernière raison en date.
Pendant trois ans, les armées intégristes ont dévasté Alep. Leur règne a commencé avec une vague de répression. Ils ont affiché des messages d’avertissement aux habitants : « N’envoyez pas vos enfants à l’école. Si vous le faites, nous prendrons le cartable et vous recevrez un cercueil ». Puis, ils ont détruit les usines, en espérant que les ouvriers sans emploi n’auraient plus qu’à s’engager comme combattants. Ils ont envoyé en Turquie des machines volées et les ont vendues.
Ce mois-ci, les gens d’Alep ont finalement eu une lueur d’espoir. L’armée syrienne et ses alliés ont repoussé les rebelles, ils ont repris la principale centrale électrique et l’électricité devrait être rapidement rétablie. L’occupation de la ville par les rebelles pourrait prendre fin. Les rebelles, comme à leur habitude, ont fait des ravages. Poussés hors de la ville par les forces russes et l’armée syrienne « les « rebelles modérés », soutenus par la Turquie et les Saoudiens, ont arrosé les banlieues résidentielles d’Alep de rockets non guidées et de bombes à essence », écrit un résident d’Alep sur les réseaux sociaux. Le spécialiste basé à Beyrouth, Marwa Osma, a posé la question suivante : « L’Armée syrienne arabe conduite par le président Bachar el-Assad, est la seule force sur le terrain, avec ses alliés à combattre ISIS. Vous voulez, donc, affaiblir le seul système qui combat ISIS ? »
Cela ne colle pas avec le discours de Washington. En conséquence, la plus grande partie de la presse américaine raconte le contraire de ce qui se passe réellement. De nombreux reportages suggèrent qu’Alep a été une « zone libérée » pendant trois ans, aujourd’hui retournée à la misère.
On dit aux Américains que le bon choix en Syrie, c’est de combattre le régime d’Assad et ses partenaires iraniens et russes. Nous sommes supposés espérer que la bien pensante coalition – Américains, Turcs, Saoudiens, Kurdes et « opposition modérée » – gagnera.
C’est un non sens tordu, mais on ne peut pas reprocher aux Américains de le croire. Nous n’avons aucune véritable information sur les combattants, leurs objectifs ou leurs tactiques. Ce sont les médias qu’il faut blâmer pour ça. Sous une pression financière intense, la plupart des journaux, magazines et radios et télés américains ont radicalement réduit leurs équipes de correspondants à l’étranger. Les informations internationales les plus importantes viennent de journalistes basés à Washington. Dans de telles conditions, l’accès et la crédibilité dépendent de l’acceptation des paradigmes officiels. Les journalistes qui couvrent la Syrie vérifient leurs informations auprès du Pentagone, du Département d’État, de la Maison Blanche et des « think tanks » d’experts. Après un tour de ce manège pourri, ils pensent avoir couvert tous les aspects de l’événement. Cette forme de sténographie produit la bouillie qui passe pour information sur la Syrie. De façon étonnante, de courageux correspondants sur le terrain de la guerre, y compris des Américains, essaient de contrer les informations issues de Washington. En prenant de gros risques pour leur sécurité, ces journalistes font le maximum pour établir la vérité sur la guerre en Syrie. Leurs reportages illuminent souvent l’obscurité de la « pensée dominante ». Cependant, pour de nombreux consommateurs d’information, leurs voix sont perdues dans la cacophonie. Les reportages de terrain sont souvent submergés par le consensus de Washington.
Les journalistes travaillant à Washington nous disent qu’une des forces puissantes en Syrie, al-Nosra, est composée de « rebelles » et de « modérés », mais ne disent pas qu’il s’agit de la branche syrienne d’al-Qaïda. L’Arabie saoudite est décrite comme aidant les combattants de la liberté quand, en réalité, c’est le principal sponsor d’ISIS. La Turquie, pendant des années, a joué le rôle de courroie de transmission pour les mercenaires étrangers désireux de rejoindre les groupes terroristes en Syrie, mais parce que les États-Unis veulent rester en bons termes avec la Turquie, nous ne savons pas grand chose de tout ça. On ne nous rappelle pas non plus très souvent que, malgré notre volonté de soutenir les Kurdes laïcs et aguerris, la Turquie veut les éliminer. Tout ce que font la Russie et l’Iran en Syrie est décrit comme négatif et déstabilisateur, simplement parce que c’est eux qui le font, et parce que c’est la ligne officielle de Washington.
Inévitablement, ce genre de désinformation a imprégné la campagne présidentielle américaine. Lors du récent débat à Milwaukee, Hillary Clintn a prétendu que les tentatives de paix onusiennes en Syrie étaient fondées sur « un accord que j’ai négocié en juin 2012 à Genève ». Ce qui est à l’opposé de la vérité. En 2012, la Secrétaire d’État Clinton a rejoint avec succès la Turquie, l’Arabie saoudite et Israël pour tuer dans l’œuf le plan de paix de Kofi Annan car il aurait tenu compte de l’Iran et maintenu Assad au pouvoir, du moins provisoirement. Aucune personne présente à ce meeting n’en savait assez pour la contredire.
Les politiciens ont la réputation d’être ignorants. Nous le sommes, mais d’autres le sont aussi dans d’autres pays. Cependant, si le peuple du Bhoutan ou de Bolivie ne comprend pas la situation en Syrie, cela n’a pas de conséquences graves. Notre ignorance est plus dangereuse, car nous pouvons agir contre elle. Les États-Unis ont le pouvoir de décréter la mort d’une nation. Ils peuvent le faire avec le soutien populaire car de nombreux Américains, et de nombreux journalistes, aussi, se contentent de la version officielle. En Syrie, cela se résume à « combattre Assad, la Russie et l’Iran ! Rallions nos amis turcs, saoudiens et kurdes pour soutenir la paix ! » Ce qui est très loin de la réalité. Ce qui, également, prolonge probablement la guerre et condamne plus de Syriens à la souffrance et à la mort.
Stephen Kinzer est un chercheur éminent du Watson Institute for International
Commentaire Afrique-Asie :
À la lecture de l’article de Stephen Kinzer, il est évident que la problématique qu’il pose, s’applique en tous points à la désinformation imposée aux Européens en général, aux Français en particulier, dont le président François Hollande et son gouvernement ont développé et obstinément maintenu la même ligne et la même stratégie que Washington sur la question syrienne. On se souviendra de la déclaration enthousiaste du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius sur l’organisation terroriste al-Nosra, « nos amis d’al-Nosra font du bon boulot ! ». La méconnaissance de la réalité syrienne en France, y compris chez les députés de l’Assemblée nationale, n’a permis à aucun moment d’infléchir cette ligne meurtrière. La vente, entre autres matériel militaire, d’avions de combat Rafales à l’Arabie saoudite, utilisés immédiatement pour bombarder le Yémen, l’allégeance de François Hollande à la monarchie saoudienne, sa volonté de renverser Bachar al-Assad selon l’idéologie et la stratégie de « changement de régime » développée par les néoconservateurs américains et leurs alliés libéraux comme Hillary Clinton, le soutien à des soi-disant « modérés syriens » qui n’existent pas, présentés comme « la solution de rechange », la réalité des destructions massives et des violences inhumaines imposées à la population syrienne par les groupes extrémistes, dont al-Nosra, le matraquage médiatique sur la « dictature » syrienne et son « dictateur », la désinformation à grande échelle sur l’utilisation d’armes chimiques dont, aujourd’hui la CIA reconnaît dans un rapport qu’elle est le fait des groupes djihadistes, autant d’éléments parmi d’autres qui ont été utilisés comme épine dorsale d’une propagande tous azimuts visant à justifier la position française criminelle. Car jugés aux termes des lois internationales, nous nous trouvons bien face à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés non seulement avec la complicité de la France et ses alliés, mais, également, avec leur soutien matériel et financier.
Christine Abdelkrim-Delanne