Mohamed Aïssa : « Nous avons le nombre qui a été avancé par Interpol : 63 Algériens uniquement qui ont rejoint les rangs de Daech. C’est le nombre le moins élevé dans le monde arabe et ailleurs ».
Vous avez évoqué l’existence de 46 000 comptes Twitter répandant des idées djihadistes. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
D’abord, il s’agit d’une étude qui parle de 46 000 comptes Twitter takfiri dans le monde défendant la cause de Daech. L’étude révèle qu’entre 60 et 70 % de ces comptes sont en arabe. Ils touchent donc le monde arabophone, dont l’Algérie. On sait également que 90 % des Européens ont été recrutés pour la cause de Daech via les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Youtube).
Ensuite, à travers ma déclaration, j’ai voulu interpeller les responsables des médias pour qu’ils soient vigilants. Certains d’entre eux se réfèrent à ces comptes de cheikhs autoproclamés sur les réseaux sociaux. En 2005, deux « orientateurs » (cheikhs) yéménites ont sillonné l’Algérie pour faire l’éloge du takfirisme, une mouvance qui a donné naissance à Al-Qaïda et qui nourrit Daech. Ils ont par la suite publié leurs témoignages sonores sur les réseaux sociaux. Nous avons découvert cela ultérieurement.
Comment ont-ils pu sillonner l’Algérie ?
Les Yéménites n’ont pas besoin de visa pour rentrer en Algérie. Ils sont donc venus en tant que touristes. Nous avons interpellé les autorités. Et lors de la deuxième visite, nous avons intercepté l’un des deux « prédicateurs » qui a été incarcéré puis expulsé de l’Algérie avec une note l’interdisant de revenir.
Avez-vous une idée sur le nombre de comptes Twitter faisant l’éloge de Daech en Algérie ?
On parle d’un monde virtuel. Le compte Twitter n’est pas domicilié dans un pays.
Quelle est votre stratégie pour lutter contre ce phénomène ?
Notre département n’a pas l’autorité pour lutter ou combattre mais pour immuniser et sécuriser intellectuellement la société algérienne. Nous démontons le fondement de cette idéologie qui se réfère à une interprétation et une exégèse fausses du texte coranique et de la tradition du prophète Mohamed (QSSL). Nous travaillons pour pousser les uns et les autres à revenir vers l’islam du référent religieux national, celui de nos ancêtres. J’ai déjà dénoncé cette nouvelle mouvance sectaire. Dernièrement, je suis revenu à la charge parce que même si nous avons réussi à immuniser nos mosquées et nos écoles coraniques, nous n’avons encore rien fait sur les réseaux sociaux. Je crois que les autorités doivent riposter de façon collégiale en coordonnant leurs efforts.
Comment doit se faire concrètement cette coordination ?
Cette coordination est d’ores et déjà validée par le gouvernement. Nous allons bientôt finaliser le texte de l’Observatoire national de lutte contre l’extrémisme religieux pour le soumettre à l’approbation du gouvernement. Cet organisme sera composé de cadres des ministères de la Culture, de la Communication, de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Formation professionnelle, des Affaires religieuses, de l’Intérieur avec tous les départements de sécurité, la Défense nationale et même les « mass media ». Je pense que nous sommes dans le besoin de partager nos expériences, nos connaissances, nos informations, de les analyser ensemble et de proposer, à chacun des départements, la démarche à suivre pour immuniser la société algérienne.
Quand verra-t-il le jour ?
Très prochainement ! Et au-delà de la veille, de l’analyse et de la proposition, il y aura de l’action. C’est-à-dire la lutte qui sera menée par l’autorité publique. Celle-ci peut, par exemple, avoir une autorité de regard sur certains réseaux sociaux comme cela se fait en France et en Occident en général. Elle peut fermer certains comptes qui font dans la propagande et dans le recrutement. Sur les chaînes privées, on pourrait peut-être concevoir un espace pour sensibiliser, interpeller les parents et les pousser à contrôler leurs enfants qui sont tout le temps sur Internet.
Avez-vous une idée sur le nombre de personnes recrutées par des groupes terroristes via les réseaux sociaux en Algérie ?
Nous avons le nombre qui a été avancé par Interpol : 63 Algériens uniquement qui ont rejoint les rangs de Daech. C’est le nombre le moins élevé dans le monde arabe et ailleurs.
Quels sont leurs profils ?
Généralement, ce ne sont pas les intellectuels ou les plus aisés (qui rejoignent les rangs des groupes terroristes). Ce sont des personnes frustrées dans leur vie et qui ont donc une motivation sociétale plus qu’une conviction religieuse. Des gens qui étaient isolés et ayant une dépendance à Internet. Pour eux, c’est une façon de s’exprimer et de se distinguer. Aujourd’hui, nous avons réussi à immuniser des mosquées notamment avec des imams très bien formés qui sont une sorte de centre d’écoute. Ce sont eux d’ailleurs qui nous interpellent quand ils constatent une radicalisation de certains jeunes qui fréquentent les lieux de culte qu’ils gèrent. Aujourd’hui, ce problème se pose généralement dans les wilayas frontalières, surtout à l’est du pays.
Comment se manifeste cette radicalisation selon les plaintes de vos imams ?
D’abord, elle se manifeste par le déracinement et le rejet chez certains jeunes. Ces derniers qui refusent par exemple d’assister (aux prières dans la mosquée) ou qui assistent et ouvrent une polémique avant de remettre en cause le référent religieux. Elle se manifeste chez les jeunes qui refusent de serrer la main à ceux qui n’ont pas de barbe. Elle se manifeste également à travers un nouvel accoutrement chez les jeunes qui mettent une chéchia sombre et du Khôl sur les yeux. L’habit afghan n’est plus d’actualité. Les jeunes l’évitent pour ne pas se faire détecter. La radicalisation s’exprime aussi au sein de la famille lorsqu’un jeune refuse de voir la télévision, harcèle sa sœur pour qu’elle mette le voile intégral ou interpelle son père pour laisser pousser sa barbe. Nous avons demandé aux imams de ne pas se contenter du prêche et d’ouvrir des débats. L’imam peut aussi saisir les services de sécurité pour qu’ils s’intéressent de près à un cas.
L’islam officiel n’est-il pas finalement discrédité ?
Est-ce qu’il y a un islam officiel ? Il n’y a pas d’islam officiel pour justifier un islam d’opposition. L’islam est unique. La mouvance (takfiriste) vise à substituer un système sociétal par un autre en reniant notre référent religieux national. Nous constatons des interconnexions entre le commerce informel et ces nouveaux prédicateurs et même le travail de sape sur certains médias. Nous avons le sentiment que c’est un travail coordonné. Nous sommes parfois destinataires de supports (fichiers, vidéos, documents, NDLR) envoyés par les parents de jeunes fidèles. Et dans ces supports, nous observons que l’orientation vient d’ailleurs. L’expression n’est pas d’ordre daechiste mais c’est le « backround » du daechisme.
Avez-vous un contrôle total sur les mosquées et les écoles coraniques ?
Oui, je crois que nous l’avons. Nous n’obligeons aucun imam à lire un prêche préalablement mais ils sont tenus de faire un prêche authentique loin du sectarisme et au service de la société. Tout discours à l’encontre du référent religieux diffusé à la mosquée est immédiatement contrecarré par le système d’inspection qui est pyramidal et qui est dans toutes les mosquées. Au cours de la formation, il y a des signes révélateurs qui nous poussent à sécuriser nos mosquées. Récemment, deux stagiaires (imams) ont refusé de saluer l’hymne national en disant qu’ils avaient appris cela à travers une fatwa trouvée sur les réseaux sociaux. Nous les avons tous les deux invités à quitter l’établissement (de formation des imams, NDLR) et à rejoindre « l’imama » sur les réseaux sociaux. Le gardien de la mosquée doit avoir mémorisé la moitié du saint Coran, avoir un niveau de secondaire et subir un test psychotechnique avant d’être soumis à une formation d’une année. C’est la même chose pour le muezzin. D’autres déjà nommés peuvent se radicaliser au cours de leur exercice. Dans ce cas, c’est le système de l’inspection qui les suit et les rapports des services de sécurité. Nous invitons alors l’imam à passer le conseil scientifique puis le conseil de discipline. Récemment, un cas a été détecté à Tébessa à cause de ses prêches de plus en plus radicaux. Nous l’avons invité à sortir de la mosquée.
Que pensez-vous des prédicateurs sur les chaînes de télévision privées ?
J’en ai parlé et j’ai payé les frais de ce que j’ai dit. Mais je suis récidiviste. Donc je répète : on n’achète jamais un médicament chez un marchand de légumes mais en pharmacie. Quand on l’achète ailleurs, on prend le risque d’une intoxication voire pire. Pareil pour la religion. On doit s’informer auprès de personnes formées. Ces gens n’ont fréquenté ni une université de sciences islamiques, ni un centre de formation d’imams, ni des savants de référence en mesure de les former pour qu’ils soient des mouftis et des prédicateurs. Dans ce domaine, je constate que nous sommes à la recherche de la sensation. Je remarque avec amertume que nous sommes actuellement en train de clochardiser la chose religieuse et d’abrutir l’intelligence algérienne avec des chaînes qui sont en train d’interpréter les songes et les rêves. J’ai même vu un historien, qui ne l’est pas de formation, et qui est venu de l’Orient relire notre histoire en s’attaquant parfois aux Ibadites, parfois aux Tidjanis et parfois aux savants. Chose que je dénonce !
Comment organiser la fatwa pour contrecarrer les prêches des prédicateurs ?
Pour les chaînes de télévision, j’ai évoqué le sujet avec mon collègue de la Communication qui partage la même préoccupation. L’autorité de régulation de l’audiovisuel est en train de mettre de l’ordre dans ce monde en désordre. Est-ce qu’elle arrivera à le faire ? Je ne sais pas. J’ai exprimé à M. Chorfi (président de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel) ma disposition à mettre au service de son institution des cadres en mesure de savoir si un prédicateur est un vrai ou un faux, des imams avec un titre doctoral et des inspecteurs centraux avec un titre doctoral. J’ai même constaté une disponibilité au sein de toutes les chaînes de télévision pour coopérer. Sur les réseaux sociaux, c’est une mission dont se chargera l’Observatoire. Pour la mosquée, elle est triplement immunisée grâce aux imams bien formés, à l’inspection, aux services de sécurité et surtout aux fidèles dont nous recevons parfois des lettres. En dehors de cet espace naturel pour l’exercice du culte, je pense qu’on doit faire un assainissement au niveau des associations.
Pourquoi ?
Une association culturelle peut organiser une activité cultuelle. Nous avons eu connaissance d’un cas d’une association culturelle qui s’est permis d’ouvrir une école coranique à Oran sans notre autorisation. Tout a commencé par des cours de soutien avant que l’établissement ne soit transformé en une école coranique avec des enseignants de tendance chiite. Évidemment, elle a été immédiatement fermée et le wali a pris des dispositions contre l’autorité qui a agréé l’association. Mais nous constatons aussi que des gens gravitent autour de certaines APC et demandent des salles de spectacle pour organiser des rencontres. Nous sommes en train de coordonner les efforts avec le wali et de dire (aux autorités locales) que l’activité religieuse, même en dehors des mosquées, doit être contrôlée par le wali. Que le directeur des affaires religieuses de la wilaya est en mesure de dire s’il s’agit d’un savant formé, crédible ou d’un prédicateur de la mouvance de radicalisation. Et généralement, c’est celle-là qui est en train de sillonner l’Algérie en dehors de la mosquée pour avoir des adeptes.
Quelle sera exactement la mission de l’instance nationale de la Fatwa ?
Nous ne défendons pas l’avènement d’un grand moufti en Algérie mais une institution de consultation qui doit être républicaine. C’est-à-dire qu’elle sera soumise aux lois de la République. L’instance doit également être pluridisciplinaire avec des médecins, des astronomes, des économistes. Elle sera constituée de personnes nommées d’office dont 50 imams mouftis des 48 wilayas et deux mourchidates. Ces cinquante membres seront soumis à une formation pointue au niveau de l’institution de la fatwa en Égypte cooptée par Al Azhar Echarif. Nous recevrons bientôt un docteur d’État bien formé dans la modération et dans la connaissance du monde réel. L’instance n’aura pas de chef à vie. Il sera désigné pour une durée déterminée. Elle ne donnera pas l’avis de son responsable mais un avis collégial.
Avez-vous une date pour la création de cette instance ?
Durant le ramadan, je soumettrai le projet au gouvernement. Cette instance traitera des sujets qui préoccupent les Algériens. Cette institution dissipera les doutes semés par ces polémiques alimentées par certains prédicateurs. Aujourd’hui, beaucoup se croient mouftis et s’autoproclament cheikhs puisque la notoriété religieuse fait gagner. L’instance donnera des avis autorisés religieusement et scientifiquement. Elle sera responsable vis-à-vis de la société.
Un prédicateur a lancé un appel au meurtre contre l’écrivain Kamel Daoud. Il n’a pas été inquiété par les autorités. Pourquoi ?
Je n’ai pas les détails de l’affaire. Je me rappelle que l’écrivain avait déposé une plainte et que Monsieur le ministre de la Justice avait assuré qu’une suite serait donnée immédiatement. D’ailleurs, j’étais en contact avec l’écrivain, que je félicite pour le Goncourt du Premier roman, pour lui redire ce que nous avions dit publiquement concernant cette affaire. L’appel au meurtre ferait sortir les démons de leurs cachettes et provoquerait l’expansion de l’anarchie dans notre société. Je crois que nous tendons vers la modération d’une part et d’une autre. Il faut revenir au juste milieu. La modération est notre salut.
Que pensez-vous de la polémique suscitée par les récentes déclarations de l’écrivain Rachid Boudjedra concernant son athéisme ?
Je ne souhaite pas commenter un sujet dont je n’ai pas tous les éléments. Je n’ai pas écouté sa déclaration. Je n’hésiterai pas à donner mon avis là-dessus.