Quiconque se donnerait la peine de relire ce que les grands organes de presse européens et nord-américains ont écrit sur les Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc) serait porté à croire au miracle de la résurrection. Ils ont si péremptoirement annoncé leur anéantissement qu’ils ont maintenant une sérieuse difficulté pour expliquer pourquoi le gouvernement de Bogota a décidé d’ouvrir des négociations avec les guérilleros, comme l’a fait savoir à plusieurs reprises le président Juan Manuel Santos. Puisqu’on ne négocie pas avec des chiens crevés, il faut bien croire que les prétendus fossoyeurs des Farc racontaient des sornettes à leurs lecteurs.
On dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Un mensonge médiatique non plus. Juan Manuel Santos a été ministre de la Défense de son prédécesseur, Alvaro Uribe, et, à ce titre, il s’est lui aussi laissé couronner des lauriers d’une victoire contre les Farc qui en fait n’a pas eu lieu. Certes Uribe, engagé dès son arrivée à la présidence, en 2002, dans la tentative d’anéantir le mouvement armé de la gauche, et puissamment aidé par son protecteur George W. Bush dans le combat contre les « terroristes » inscrits dans l’« axe du mal » – ce qui lui a valu d’être surnommé « le petit Bush » –, a réussi à porter des coups sévères à la guérilla. Cependant, même les plus réussis de ces coups sont truffés de mensonges.
C’est le cas d’un épisode bien connu : la libération, le 2 juillet 2008 de l’ancienne candidate libérale à la présidence, Ingrid Betancourt, enlevée et détenue par les Farc pendant six ans. En prenant la décision de libérer quinze otages, y compris Betancourt, le commandement de la guérilla prévoyait une opération semblable à celle qui avait permis, le 10 janvier 2008, de libérer deux autres dirigeantes politiques du centre droit, Clara Rojas et Consuelo González. Conduites à un lieu sûr, elles ont été reçues par une équipe de la Croix-Rouge accompagnée d’une commission internationale comprenant des représentants du gouvernement vénézuélien. Le président Chávez avait accepté le rôle de médiateur.
Cela a sans doute trop bien marché au goût d’Uribe. D’où l’idée de monter, lors de la prochaine remise d’otages – parmi lesquels Betancourt –, une embuscade susceptible de discréditer la guérilla. Une incursion meurtrière en Équateur, le 1er mars 2008, lui en a donné les moyens. Combinant adroitement subornation, infiltration et trahison, ses services de renseignement ont découvert le campement de Raúl Reyes, le commandant guérillero le plus respecté et écouté après le légendaire Marulanda. Reyes se trouvait en territoire équatorien, à la tête d’une délégation des Farc chargée de solliciter la médiation du gouvernement de Quito dans les négociations visant à assurer la libération d’Ingrid Betancourt. Un fort détachement de l’armée et de la police colombiennes, appuyé par des avions et des hélicoptères de combat, a lancé un raid meurtrier sur le campement des Farc, violant le territoire équatorien puis emportant le cadavre de Reyes ainsi que ses deux ordinateurs.
Comme d’habitude, les médias occidentaux ont repris en cœur la version mensongère du gouvernement colombien : son armée était entrée en Équateur en persécutant une colonne des Farc en fuite. Mais sur le terrain, les autorités équatoriennes ont trouvé des signes évidents d’un massacre pur et simple : les guérilleros dormaient lorsqu’ils furent surpris par une attaque bien orchestrée, déclenchée par un bombardement aérien et complétée sur le terrain par le massacre des blessés.
Les renseignements trouvés dans les ordinateurs de Reyes, combinés à ceux dont disposaient les services d’intelligence colombiens, aidés par le Mossad et la CIA (on comprend pourquoi la Colombie est appelée l’Israël de l’Amérique latine dans les milieux anti-impérialistes), ont sans doute aidé « le petit Bush » à monter l’embuscade du 2 juillet 2008. Pour mieux réussir le coup, il a déguisé ses nervis en agents de la Croix-Rouge. Le coup, on le sait, a réussi. Mais au prix de la violation d’un accord de libération d’otages et de l’utilisation, de façon criminelle, d’un faux drapeau de la Croix-Rouge. Bien entendu, les milieux bien-pensants n’ont retenu de l’épisode que les souffrances de Betancourt et de ses compagnons de captivité.
Cet exploit a permis à Uribe non seulement de montrer que les cinq milliards de dollars d’aide militaire investis par Bush en Colombie étaient rentables (il lui a aussitôt téléphoné pour le mettre au courant de sa nouvelle victoire sur le « terrorisme »), mais aussi de faire un tant soit peu oublier le scandale de novembre 2006. Ce mois-là, la Cour suprême avait mis en accusation de très puissants personnages de l’entourage présidentiel, après la révélation de leurs rapports étroits avec les paramilitaires, ou simplement « paras ». Ce mot désigne le vaste réseau d’escadrons de la mort regroupé depuis quelques années sous le sigle Autodéfenses unies de Colombie (AUC) et sous le commandement de Carlos Castaño, un psychopathe dont la monstrueuse cruauté est devenue l’image de marque de ses activités criminelles (le fructueux contrôle du trafic de la cocaïne et la mise au pas les rébellions paysannes au moyen de méthodes d’interrogation encore plus atroces que la torture des manuels de la CIA et consorts, notamment les scies à bois mécaniques). Le grand peintre colombien Fernando Botero a reproduit, dans plusieurs de ses tableaux, l’image des corps très régulièrement coupés au milieu par les « paras ».
Les fortes liaisons du président Uribe et de son clan avec les « paras » n’étaient pas un secret : l’hebdomadaire Newsweek les avait dénoncées à plusieurs reprises, notamment en 2002 et 2004. Le célèbre Pablo Escobar, chef du cartel de Medellín, avait pour Uribe une estime particulière. Mais si quelques-uns de ses proches ont finalement été condamnés à de lourdes peines, le président a été épargné. Il se jugea même assez fort pour réformer à nouveau la Constitution de façon à pouvoir disputer en 2010 un troisième mandat. Lorsqu’il était arrivé à la présidence, en 2002, la Loi fondamentale n’autorisait pas la réélection. Il l’a donc fait changer pour pouvoir garder son poste de 2006 à 2010. Il a refait la manœuvre en 2010 mais, cette fois-ci, la Cour suprême a décidé, le 26 février, par sept voix contre deux, de refuser sa prétention, en fixant un principe : un président ne peut exercer que deux mandats successifs.
Prévoyant ce refus, Juan Manuel Santos avait renoncé en mai 2009 au poste de ministre de la Défense, comme l’exigeaient les délais de la loi électorale, pour être à même de présenter sa propre candidature à la présidence. Il a été élu en juin 2010. Tout en faisant au départ l’éloge de son prédécesseur, il l’a par la suite tenu à distance. La raison en est simple : les deux hommes veulent se présenter à la présidentielle de 2014, mais leurs bases électorales étant les mêmes, il faudra bien décider lequel des deux sera le candidat. Si Santos parvient à mettre fin à plus d’un demi-siècle de guerre civile, il aura sans doute assuré sa réélection. Certes, il a collaboré à fond et efficacement à la tentative d’anéantissement de la guérilla mais, à la différence d’Uribe, il ne joue pas la carte du jusqu’au-boutisme et ne s’est pas acoquiné avec les paras. Il est donc mieux placé pour faire le plein des voix du centre, en plus de ceux de la droite.
Du côté des guérilleros, il y a sans doute une volonté de paix, mais ils n’ont pas oublié la leçon des accords négociés avec le gouvernement central en 1985-1986. Autorisées, à cette occasion, à former un parti, les Farc sont en fait tombées dans un piège meurtrier. Plus de 3 000 de leurs militants, qui s’étaient regroupés dans son front électoral, l’Union patriotica, ont été assassinés par les paras, qui avaient bien gardé leurs armes.
Les négociations s’annoncent donc très difficiles entre le gouvernement et les Farc. Mais le seul fait que ces dernières aient été ouvertes permet d’espérer que la société colombienne n’est pas condamnée à un autre demi-siècle de guerre civile.