« Une nouvelle tête, c’est aussi deux bras pour travailler à l’avenir de la Chine. » Avant d’accéder au pouvoir suprême en 1949, Mao Zedong liait le développement de son pays à une natalité vigoureuse. Le malthusianisme était alors honni, « idéologie bourgeoise antiprolétarienne ». Tout ce dont la Chine avait besoin pour balayer l’ordre social existant et éliminer les inégalités était des bras solides. Une décennie plus tard, cette politique nataliste était à son tour balayer par la réalité crue : deux bras, c’est aussi une bouche de plus à nourrir dans un pays affamé. Un recensement effectué en 1953 troubla Pékin : avec 574 millions de Chinois, le pays était surpeuplé. Lors du Grand Bond en avant (1958-1960), la Chine connaîtra sa dernière grande famine, avec des morts qui se compteront en dizaines de millions.
La Chine prit abruptement conscience que son poids démographique était aussi son fardeau démographique. Quelques mesures antinatalistes, comme l’âge tardif au mariage, furent prises, notoirement insuffisantes : en 1975 la population dépassait 950 millions d’habitants. Les projections des démographes devinrent affolantes : bientôt la Chine ne pourrait plus nourrir ses enfants. Au tournant des années 1970, un régime drastique de limitation des naissances fut mis en place : désormais, les Chinoises ne procréeront plus qu’une seule fois. La politique de l’enfant unique était née.
Son application, toujours d’actualité, est fort disparate. En ville, le dogme de l’enfant unique est férocement appliqué – au forceps si nécessaire –, mais en milieu rural, les tolérances existent. Si le premier bébé est une fille chez les Hans (l’immense majorité de la population chinoise), un second est toléré. Quant aux cinquante-cinq autres ethnies non hans, elles sont autorisées à avoir deux enfants.
Une réussite et un désastre
Entre 1979 et aujourd’hui, la très puissante Commission de la planification familiale (CPF) se targue d’avoir procédé à 330 millions d’avortements, allégeant ainsi de quelque 400 millions de personnes la croissance d’une population qui dépasse tout de même 1,355 milliard d’individus ! Une victoire « humaine », si l’on peut dire pour la Chine, car le spectre des famines semble dorénavant définitivement écarté. Mais c’est surtout un triomphe économique, illustré par l’impressionnant décollage d’un Atelier du monde devenu en moins de trois décennies la deuxième puissance économique mondiale. Trois cent trente millions d’avortements valent bien une renaissance de la Chine !
En valeur absolue, ce chiffre donne le vertige. Ramenée à un niveau individuel la politique de l’enfant unique se traduit aujourd’hui par un taux de fécondité de 1,6 (1). Comparé aux 1,4 du Japon et de l’Allemagne, pays très marqués par la dénatalité, ce taux fait presque figure de profusion. Car la population chinoise, avec 16,35 millions de naissances en 2012, est prospère. Ce taux reflète également l’application d’un planning familial gangrené par des abus aussi criants que révoltants. Criants avec le cas emblématique de Yang Zhimou, cinéaste quasi officiel du régime, à qui l’on doit, entre autres, les films Héros, Le Sorgho rouge, Épouses et concubines…, ainsi que la mise en scène de la cérémonie des jeux Olympiques de Pékin. Le réalisateur était récemment accablé dans les médias pour avoir deux épouses, deux maîtresses et sept enfants supposés qui, si l’information est confirmée, peuvent lui valoir une amende de 160 millions de yuans (20 millions d’euros).
Cette pénalité, calculée en fonction des revenus, correspond à l’indemnité que doivent verser les parents pour le « fardeau social » que représentent les enfants nés en violation de la règle de l’enfant unique. Instaurée en 2002, cette amende permet de régulariser les enfants illégaux. Une avancée sociale au vu du sort des « enfants noirs », ceux que l’on cache aux enquêteurs du CPF et qui n’ont aucune existence légale, aucun droit. Et une avancée pour les parents suffisamment nantis pouvant affronter les agents de la CPF.
Abus révoltants, aussi, car résultant d’une politique où les officiels locaux sont notés – et promus – en fonction des « performances » obtenues. Les 500 000 agents du planning familial abusent donc régulièrement de leur pouvoir. En juin 2010, les images sordides d’une jeune femme alitée aux côtés de son fœtus mort-né de sept mois ont défrayé la chronique. Déjà mère d’un enfant, Feng Jiangmei avait été forcée d’avorter faute de pouvoir payer l’amende de 40 000 yuans (4 880 euros) que lui réclamait la CPF. Face au tollé général, les autorités chinoises ont finalement indemnisé Feng Jiangmei, car les agents du CPF – ou, devrait-on dire, les sbires ? – avaient illégalement séquestré la jeune femme. Or ils se devaient légalement de la « convaincre d’avorter » et non la forcer, d’autant plus qu’au-delà de six mois les avortements sont interdits. Une histoire parmi des milliers d’autres qui en dit long sur le coût humain du dogme de l’enfant unique. Un dogme, pourtant, qui sera bientôt obsolète car la Chine est sur le point de perdre les bénéfices démographiques qu’elle a si difficilement gagnés.
« Un pays vieux avant d’être riche »
Présenté sur trois générations, l’arbre généalogique des familles à enfant unique se traduit théoriquement par quatre grands-parents, deux parents et un enfant (4,2,1), soit une pyramide des âges inversée, insoutenable à terme. « Yi Ge Hao » (« Un, c’est bien »), selon un slogan des années 1980. Mais les mathématiques sont implacables : avec de moins en moins d’enfants, la base de la pyramide des âges se rétrécit inexorablement. En clair, il y a de plus en plus de personnes âgées et de moins en moins de jeunes en âge de travailler. Or, développement oblige (avec des gains dans la santé, l’alimentation, etc.), la population chinoise vieillit rapidement. Selon le Bureau national des statistiques (BNS), la Chine comptait fin 2011 près de 194 millions de personnes âgées de plus de 60 ans, soit 14,3 % de sa population. Cette année ils seront plus de 200 millions, et vers 2050 la Chine devrait compter plus de 340 millions de plus de 65 ans. Elle sera un pays vieux.
Le syndrome du « pays vieux avant d’être riche » préoccupe démographes et économistes. La population active a déjà amorcé son déclin au sein d’une population vieillissante. Elle représentait 937 millions de Chinois fin 2012, soit 0,6 % de moins qu’en 2010, une baisse de 3,45 millions d’actifs. Or, avec une moyenne de 1,6 enfant par femme, la Chine est très en dessous des 2,1 enfants nécessaires au renouvellement de sa population. Si bien qu’à Pékin la piste d’un allongement de l’âge de départ en retraite de 60 à 65 ans est évoquée. Cela ne suffira pas : la Chine va devoir reconsidérer le dogme de l’enfant unique.
Vers une refonte du planning familial ?
Surprise lors du 18e Congrès du Parti communiste en novembre 2012 : le président sortant Hu Jintao a dressé son bilan sans faire l’éloge du malthusianisme rigide de ses prédécesseurs. Signe avant-coureur d’un changement radical, la redoutable CPF, farouchement opposée à tout relâchement démographique, a fusionné en mars dernier avec le ministère de la Santé. La nouvelle entité s’intitule « Commission nationale de la santé et de la planification familiale ». Rien n’a encore été dévoilé sur un éventuel changement de cap, mais le dogme de l’enfant unique n’est plus en odeur de sainteté auprès des démographes. Certains prônent un relâchement progressif de la natalité. C’est déjà le cas dans certaines agglomérations tests (Shanghai) où les couples composés eux-mêmes d’enfants uniques sont autorisés à avoir un deuxième enfant. Des démographes plus osés recommandent l’abandon pur et simple de la politique de l’enfant unique, car elle ne serait plus nécessaire.
L’argument-choc est tiré des contraintes humaines liées à l’urbanisation. En 2000, la population urbaine représentait 36,1 % de la population totale. En 2012, cette proportion était passée à 52,6 %. Or, le mode de vie urbain et le développement général de la Chine (éducation, santé, culture…) produisent les mêmes effets qu’en Occident ou au Japon : les Chinoises sont de moins en moins enclines au deuxième enfant. Autrement dit, la disparition du dogme de l’enfant unique ne se traduirait pas automatiquement par un baby-boom. Selon Mao, « lorsque les gens sont nombreux, les idées et les suggestions sont nombreuses, l’enthousiasme est élevé, l’énergie est grande ». Souhaitons-le. La refonte du planning familial, si elle se concrétise, sera certainement l’un des chantiers les plus complexes du président Xi Jinping. Le nouveau chef de l’exécutif hérite des excès natalistes de Mao, et de la non moins excessive politique de l’enfant unique de ses successeurs.
(1) Le taux de fécondité à un âge donné (ou pour une tranche d’âge) correspond au nombre d’enfants nés vivants rapporté au nombre moyen de l’année des femmes en âge de procréer (15 à 49 ans).