On a beau savoir que tous les hommes sont mortels. Mais lorsqu’elle frappe un personnage devenu une légende vivante, tels Che Guevara ou l’artisan du bonheur de son peuple, Hugo Chavez, finalement vaincu par un cancer tenace, la perte est immense. La mémoire collective, néanmoins, se charge de le rendre immortel. Pas seulement comme un souvenir fixé dans les portraits, mais surtout comme une force matérielle et morale capable de mettre les masses populaires en mouvement. De la Chine à l’Iran, de Cuba à l’Argentine, du Brésil à l’Équateur, la grandeur historique d’Hugo Chavez a été reconnue sans réserve. Bien sûr, l’émotion devant sa mort, le 5 mars dernier, a été plus forte dans les pays et chez les gouvernements qui partagent à fond le combat dont le président vénézuélien a été le grand animateur. Le Bolivien Evo Morales, visiblement bouleversé, a dit avec des mots très simples l’essentiel sur l’état d’esprit que sa disparition a suscité : « Nous souffrons, nous sommes brisés. » (« Dolidos, destrozados. ») Personne n’est irremplaçable, mais des hommes comme lui sont terriblement difficiles à remplacer.
La foule immense qui a accompagné son cercueil le savait bien. Ils étaient plus d’un million, peut-être beaucoup plus, qui reprenaient, les larmes aux yeux, la consigne : « Nous sommes tous Chavez. » On a dit qu’ils se sentaient orphelins. Sans doute. Mais des orphelins identifiés aux idées et à l’action du Comandante bolivarien. Unis, ils constituent une force morale et matérielle qui va continuer à jouer un rôle déterminant dans la lutte pour le socialisme vénézuélien. Selon la « pensée unique » néolibérale, cet attachement manifesté par le peuple de ce pays au socialisme bolivarien serait dû aux méthodes « populistes » de redistribution du revenu pétrolier. Grâce à ces méthodes, en treize années (1999-2012), environ un million et demi de Vénézuéliens ont été alphabétisés, près de 700 000 logements populaires ont été construits, le nombre de médecins par 100 000 habitants est passé de 20 à plus de 80. On pourrait multiplier les indicateurs culturels et sociaux qui confirment l’éradication de la misère ancestrale de la masse du peuple et sa marche vers une vie meilleure. Mais pour les médias occidentaux, cela compte peu. Pour certains d’entre eux, le bon exemple est donné par l’Arabie Saoudite : une oligarchie féodale accapare le revenu pétrolier, distribue des miettes à la population et place la portion la plus substantielle dans des investissements financiers et immobiliers, entre autres à Londres et à Paris.
Une façon négative, mais sûre, d’évaluer la portée sociale d’une révolution est la haine qu’elle suscite chez les nantis dont elle a affecté les intérêts. À Miami où se concentre, depuis la révolution cubaine, la lie de la bourgeoisie contre-révolutionnaire latino-américaine, des milliers d’immigrés vénézuéliens sont descendus dans la rue pour commémorer la mort de Chavez. Paulo Coelho, peut-être l’écrivain brésilien le plus connu internationalement, a dit ce qu’il fallait de cette joie indécente : « Hugo Chavez est mort et il y a de gens qui s’en réjouissent ? Se moquer de la douleur d’autrui ne fait que montrer la misère humaine. »
Dans les médias internationaux, avec moins d’indécence mais la même hargne, écrivains et journalistes s’efforçaient de trouver la formule la plus péjorative pour qualifier le socialisme bolivarien et son principal dirigeant : populiste, autocrate, dictateur, caudillo, etc. Autant que la mobilisation des opprimés et démunis pour mener de l’avant les réformes radicales qui ont mis le Venezuela sur la voie du socialisme, les initiatives de Chavez visant à contester l’ordre néolibéral sur le plan régional et international expliquent l’effort mesquin des médias pour détruire son image. Les tenants de l’idéologie dominante aux États-Unis ne pardonnent pas à ceux qui les défient. Parmi d’autres transgressions, Chavez a condamné l’invasion de l’Afghanistan en 2001 : on ne doit pas « combattre le terrorisme avec le terrorisme ». George W. Bush riposta en rappelant son ambassadeur à Caracas. Le 11 septembre 2008, ce fut Chavez qui renvoya à son pays le nouvel ambassadeur étasunien, en solidarité avec Evo Morales qui avait lui aussi, la veille, pris la même décision. Le représentant de Bush à La Paz conspirait ouvertement avec l’extrême droite locale pour renverser Morales. Emporté par une juste colère, Chavez a répété plusieurs fois, en annonçant qu’il avait donné soixante-douze heures au préposé de Bush pour qu’il quitte le pays, en des termes fort peu diplomatiques. Mais comment faudrait-il procéder avec des ambassadeurs venus organiser des coups d’État ?
Les défis lancés par Chavez contre le diktat nord-américain n’auraient pas assumé une si grande portée historique s’ils n’avaient pas été accompagnés d’initiatives conséquentes en vue de construire des rapports économiques et politiques solidaires et égalitaires entre les nations et les États. Le Venezuela a joué un rôle décisif dans le rejet de la prétendue Zone de libre-échange des Amériques (Alca), un pacte made in USA entre les requins du Nord et les sardines latino-américaines, ainsi que dans la création de l’Alternative bolivarienne des Amériques (Alba), une alliance visant à regrouper les pays latino-américains qui refusent le néolibéralisme et l’hégémonie de Washington. Bien qu’ayant dû vaincre la résistance du Sénat paraguayen, où les latifundistes font la loi, l’entrée du Venezuela au Mercosud, le bloc économique formé par l’Argentine, l’Uruguay, le Brésil et le Paraguay, a renforcé la perspective d’intégration sans subordination pour laquelle se bat le bolivarisme.
Toute évaluation des conséquences politiques de la disparition du Comandante de la révolution vénézuélienne restera en suspens tant qu’on attendra les résultats de l’élection présidentielle convoquée en avril. Même si l’hypothèse la plus favorable se confirme et le candidat Nicolas Maduro l’emporte, l’opposition, soutenue à fond par les gouvernements et les médias de la plupart des puissances occidentales, jouera la carte de la déstabilisation. Le bloc des gouvernements progressistes latino-américains sera certainement solidaire avec le combat du peuple vénézuélien engagé dans la tâche difficile de construire l’après-Chavez dans l’esprit de Chavez.