Le 15 octobre dernier à Lomé, plus de 30 pays africains ont adopté une charte contraignante sur la sûreté et la sécurité maritimes. Initié par le Togo, ce texte a été validé lors d’un sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA). Les présidents du Kenya, Uhuru Kenyatta ; du Congo, Denis Sassou Nguesso, et du Tchad, Idriss Déby – qui préside l’UA – se sont félicités de « cette avancée historique en matière de sécurité et de développement ». Chevilles ouvrières de cette Charte de la mer, le président togolais Faure Gnassingbé et son ministre des Affaires étrangères, Robert Dussey, travaillent sur ce dossier depuis plus de deux ans.
La Charte de Lomé apporte le cadrage nécessaire à la coordination des actions entre les pays du continent pour lutter contre la piraterie, les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains ainsi que les pêches illégales sur les côtes africaines. Le document vient compléter la Stratégie africaine intégrée pour les mers et pour les océans à l’horizon 2050 (adoptée en 2012). À Lomé, 43 pays étaient représentés au sommet de l’UA, dont 17 par leur chef d’État. Cette conférence – la première de cette ampleur depuis 30 ans – s’est déroulée de manière exemplaire avec une logistique parfaite. Elle est indéniablement une réussite diplomatique pour le Togo. Mais bien plus que cela…
Une révolution copernicienne !
Avec un total de 13 millions de km2 de zones économiques maritimes et 17 % des ressources mondiales en eau douce, l’Afrique envisage non seulement que cette richesse doit être protégée, mais qu’elle constitue aujourd’hui une formidable opportunité de développement durable. Sur 54 pays que compte le continent, 38 sont des États côtiers ; 90 % des importations et exportations transitent par la mer, et de nombreux corridors commerciaux maritimes les plus stratégiques traversent l’espace maritime africain.
« En fait, face à la multiplication des actes de piraterie dans le golfe de Guinée durant les dix dernières années, les pays de la sous-région ont commencé par échanger leurs informations afin de dresser un état de la menace, nous explique le ministre des Affaires étrangères du Togo, Robert Dussey. Cet exercice a connu deux étapes – Djibouti en janvier 2009, et Yaoundé en juin 2013 – qui ont débouché sur un code de conduite non contraignant. En juin 2014, au sommet de l’UA à Malabo, le dossier a connu une véritable avancée conceptuelle, sinon opérationnelle, établissant un lien charnière entre la sécurité, les enjeux environnementaux et le développement durable. Autrement dit, un nombre croissant de pays africains a commencé à admettre que la question de la sécurité maritime ne devait plus se concevoir seulement d’une manière défensive, mais qu’elle pouvait devenir et s’imposer, de manière pro-active, comme l’élément moteur d’un axe de croissance majeur. Ainsi, est-on passé de la sécurité maritime à la promotion de l’économie bleue : une petite révolution copernicienne. »
Le Togo en tête de proue
L’adoption de la charte de Lomé n’a pas toujours suivi un long fleuve tranquille, et il a fallu attendre que les pays de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale tirent le signal d’alarme avant que l’UA ne se penche vraiment sur les enjeux maritimes, voire qu’elle cherche à en faire « sa chose ». Ayant enfin intégré les données stratégiques du dossier, l’UA a aussi compris que la charte de Lomé susciterait l’engagement de nouveaux bailleurs de fonds et, donc qu’elle dégagerait l’accès à de nouvelles ressources. En effet, c’est maintenant tout l’enjeu de la mise en œuvre opérationnelle de la charte de Lomé : qui va toucher l’argent et le gérer ? Robert Dussey ajoute : « En coordonnant les cinq zones économiques du grand continent, il s’agit désormais de mettre sur pied un comité ad hoc qui sera chargé de gérer les moyens et le suivi opérationnel de la Charte. Là encore, le Togo entend jouer un rôle moteur. »
Finançant déjà à 80 % l’UA, l’Union européenne (UE) s’impose bien évidemment comme le premier bailleur de fonds potentiel vers lequel tous les regards se tournent. Cette évidence explique pourquoi nombre d’intervenants de l’UE participaient à la réunion des experts, qui s’est tenue simultanément en marge du sommet extraordinaire de l’UA à Lomé. Globalement, cette réunion a été de haute tenue et a surtout permis aux délégations de plusieurs pays, dont Madagascar, le Kenya, la Côte d’Ivoire, le Ghana, etc., d’exposer leurs retours d’expérience en matière de piraterie, de menaces terroristes, de pêches illégales et de dégâts environnementaux. Moins réjouissant : elle a aussi permis à plusieurs envoyés spéciaux de l’UE de nous resservir leurs habituels « blablas » néolibéraux sur la « bonne gouvernance » et les délices de la privatisation.
Les marines nationales, souveraines
Heureusement, un fructueux échange entre Stanislas Baba, ministre conseiller de la présidence du Togo, et François Rivasseau, chargé de l’espace, de la cyberdéfense et de la sécurité maritime à l’UE, a permis de remettre l’église au milieu de village, sinon les bateaux à flot… En effet, indépendamment des progrès technologiques – observations satellitaires, drones et radars –, les deux interlocuteurs ont convergé pour rappeler qu’une fois les alertes données, la riposte s’effectue en mer avec les moyens régaliens des marines nationales concernées. La lutte contre la piraterie, le terrorisme et les pêcheurs prédateurs ne se fait pas dans les bureaux, mais bien en mer. Comme les sapeurs-pompiers doivent aller sur le terrain pour éteindre les feux de forêt, les marins des pays africains doivent patrouiller et intervenir en mer. Pour ce faire, ils doivent disposer de moyens nécessaires modernes et performants, et les pays concernés ne sauraient s’en remettre à des milices privées ou à des officines, le plus souvent occidentales, pour défendre efficacement et durablement leur sécurité, leurs intérêts et les atouts de leur « croissance bleue ».
En définitive, et c’est la grande leçon de Lomé : la sécurité, l’exploitation et la protection des mers et des océans doivent rester la tâche primordiale des États. Les « pirates en col blanc », qui cherchent absolument à privatiser la mer en vendant tout et n’importe quoi aux États africains font, eux aussi, partie de la menace qu’ils instrumentalisent à leurs profits. Certes, le développement de la croissance bleue s’effectue en partenariat avec de grandes sociétés – l’un des exemples les plus réussis est l’engagement du groupe Bolloré dans la modernisation et la croissance du port de Lomé –, mais ces alliances « gagnantes-gagnantes » doivent-elles encore répondre à un strict cahier des charges…
Impliquer tous les acteurs régaliens
D’autres partenaires « régaliens » peuvent eux aussi apporter efficacement leur pierre à l’édifice : les grandes villes côtières, les ports et les collectivités territoriales. À l’image des actions entreprises depuis longtemps par la Principauté de Monaco sur les « aires maritimes protégées », notamment, par les ports de Marseille et de Barcelone en Méditerranée, cette micro-diplomatie des villes et des ports peut consolider les différentes actions des États en mer. Comme le fait Monaco, ces autres acteurs régaliens peuvent aussi contribuer à la transformation des blocages récurrents de conflits côtiers interétatiques. Songeons seulement au conflit du Sahara occidental qui bloque toujours l’émergence de l’Union du Maghreb arabe (Uma), à la division gelée depuis 1974 de Chypre, ainsi qu’aux différends maritimes et territoriaux de la mer Rouge, pour ne citer que ces quelques exemples…
La réunion des experts de Lomé a aussi souligné une autre grande évidence stratégique en matière de piraterie maritime. On compare souvent les trois foyers de piraterie les plus actifs au monde : détroit de Malacca, Corne de l’Afrique et golfe de Guinée. Des réponses locales et internationales militaires ont pu, momentanément, venir à bout des deux premiers théâtres. Pourquoi, alors, la situation du golfe de Guinée demeure-t-elle toujours aussi préoccupante ? Les pirates viennent de la terre et la question primordiale demeure celle de leur profondeur stratégique territoriale ! En l’occurrence, on devrait plutôt parler de « flibustiers », voire de « boucaniers », sinon de mafias et de grand banditisme. Pour le détroit de Malacca et la Corne de l’Afrique, la problématique est relativement simple et fait apparaître des relais criminels côtiers et une économie informelle qu’on peut relativement appréhender. Pour le golfe de Guinée, c’est une autre paire de manches, car les pirates sont souvent les mercenaires des grandes organisations criminelles du Nigeria et d’Angola. Leur neutralisation est beaucoup plus complexe que celle des commanditaires des pirates asiatiques et des côtes somalo-yéménites…
De la sécurité des mers à la croissance bleue
En matière de suivi opérationnel et judiciaire, la mauvaise volonté du Nigeria, comme de l’Angola demeure patente, lorsqu’elle n’implique pas directement des responsables politiques locaux. Les grandes sociétés pétrolières qui exploitent les gisements du delta du Niger ne sont pas en reste et portent également une grande responsabilité dans la persistance de la criminalité locale : gestion exogène, destruction de l’environnement, asservissement des populations locales, etc. Il en va aussi de même pour les pêches illégales.
Le sommet de Lomé a permis de mettre tout cela sur la table ! C’est une première… Plus profondément encore, il a permis de conceptualiser le continuum stratégique reliant organiquement les problématiques de la sécurité maritime à celle de la croissance bleue. En effet, investir dans des radars, vedettes, patrouilleurs, corvettes et frégates des marines nationales des États côtiers n’est pas investir à perte… Au contraire, cet effort de défense nationale constitue l’élément moteur et structurant d’un axe de croissance concernant l’ensemble des ressources maritimes : halieutiques, minérales, biodiversité, énergétiques, etc.
Ces interconnexions « défense-croissance » sont parfaitement développées dans un document fondateur : Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans, rapport d’information de Jeanny Lorgeoux et André Trillard fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées n ° 674 (2011-2012) – 17 juillet 2012. Malheureusement, publié durant la période estivale, ce rapport historique a échappé à la vigilance des journalistes parisiens qui étaient à la plage…
Sortir du sommeil dogmatique
Et c’est l’autre grand apport de la charte de Lomé : réveiller non seulement les Africains, mais aussi toutes les populations côtières (de plus en plus nombreuses à cause de la mondialisation) de leur sommeil dogmatique. Pour une majorité de Français et d’autres Européens, la mer et les océans se résument encore trop souvent aux vacances d’été, aux belles images de Thalassa ou à la Transat en double… Avec la mondialisation économique échevelée, qui voit le doublement du transport maritime tous les quinze ans, l’installation de la majorité de la population de la planète sur les côtes et l’explosion exponentielle de l’exploitation des ressources maritimes, la défense des mers et des océans est devenue un enjeu global majeur.