Charles-Henri Favrod est mort à 89 ans le 15 janvier dernier dans son appartement de Saint-Sulpice sur la rive nord du Léman, juste en face d’Évian. Je lui garde une admiration, une gratitude et une affection profonde.
Il n’existait pas encore de TGV en cette lointaine année 1961. La pluie tombait dru sur la gare Cornavin de Genève en cette aube du 2 février. Saâd Dahlab, dirigeant du FLN, et Charles-Henri Favrod attendaient le train de nuit en provenance de Paris. En descendit un jeune et élégant diplomate français, Claude Chayet. Les trois marchèrent sur les trottoirs mouillés en direction du lac, jusqu’à l’hôtel d’Angleterre où Favrod avait retenu un salon. Chayet était réservé, sur ses gardes. De tempérament méditerranéen, Dahlab se montrait chaleureux, convaincant. Favrod demeurait muet.
La guerre d’Algérie faisait rage depuis plus de six ans. Les crimes de l’armée coloniale étaient horribles, faisant chaque mois des milliers de morts et de blessés parmi les hommes, les femmes, les enfants algériens. Le 8 janvier 1961, les Français avaient été appelés à se prononcer par référendum sur le principe de l’autodétermination de l’Algérie. Le général de Gaulle avait compris qu’aucune force au monde ne parviendrait à briser la volonté d’indépendance et de liberté du peuple insurgé.
Favrod était un journaliste suisse, issu d’une famille de vignerons de Montreux, à la crinière noire, aux yeux sombres. C’était un passionné des belles lettres. Il faisait partie de la prestigieuse équipe de La Gazette littéraire, supplément hebdomadaire de La Gazette de Lausanne.
La rencontre avec des combattants et combattantes de la liberté avait changé sa vie. En 1952, il avait découvert Alger, l’occupation coloniale, la misère des mechtas. En 1953, il avait rencontré Ahmed Ben Bella, par hasard, dans une petite librairie française du Caire. Passionné de football, Ben Bella cherchait L’Équipe, Favrod des cartes géographiques de l’Algérie. À Tunis, en 1954, il avait enregistré la première interview de Ferhat Abbas pour un grand média francophone, diffusée ensuite sur les ondes des radios suisses, belges et libanaises et qui avait eu un immense écho. Enfin, en 1958, il avait publié son célèbre livre, La Révolution algérienne.
Hasard des lectures, mystérieux destin d’un livre… Pierre Racine, chef de cabinet du premier ministre Michel Debré, avait été impressionné par l’érudition, la richesse des informations, les analyses subtiles de Favrod. Il l’avait fait contacter et l’avait prié de faire savoir officieusement à ses amis du FLN que le gouvernement français serait désireux – malgré l’échec d’une première tentative à Melun – de renouer le contact. Favrod avait accepté et en avait parlé à son ami Tayeb Boulahrouf, représentant du FLN en Suisse depuis 1956. Boulahrouf habitait – surveillé, mais toléré par la police fédérale – une modeste pension de famille, L’Orient, au bord du lac à Ouchy. Il était le parrain du fils de Favrod. Le gouvernement de Berne, notamment le ministre des Affaires étrangères Max Petitpierre, certain de l’issue victorieuse de la guerre d’indépendance algérienne, offrait de très discrets bons offices pour des rencontres qui étaient alors en train de s’enchaîner. La première conférence d’Évian allait être un échec. La seconde reconnaîtrait la souveraineté de l’Algérie. Le document final serait signé sur la rive sud du Léman le soir du 18 mars 1962.
1961 était l’année du déchaînement des assassins de l’OAS. Les tueurs de Challe, Salan, Ortiz semaient le mort sur le sol algérien, mais aussi en Europe. Camille Blanc, maire d’Évian, un des anciens chefs, pendant l’occupation allemande, de la résistance dans le Chablais, solidaire avec les résistants algériens, fut déchiqueté cette année-là par une bombe de l’OAS. Je tiens pour un pur miracle que Charles-Henri Favrod ait survécu à cette époque.
De ce jour-là, à l’Hôtel d’Angleterre, à Genève, Charles-Henri m’a souvent parlé avec émotion, ironie et bonheur. C’était le début du long chemin menant aux accords d’Évian, il en était persuadé.
Charles-Henri Favrod est mort à 89 ans le 15 janvier dernier dans son appartement de Saint-Sulpice sur la rive nord du Léman, juste en face d’Évian. Je lui garde une admiration, une gratitude et une affection profonde.
* Auteur de Chemins d’espérances. Ces combats gagnés, parfois perdus et que nous remporterons ensemble (Éditions du Seuil, 2016).