Simone De Beauvoir et Gisèle Halimi ont été infatigables. Elles ont écrit à chaque responsable dans la justice, l’armée ou le gouvernement – jusqu’au général De Gaulle. Il ne faut pas l’oublier.
Il y a soixante-dix ans, le 3 Juin 1960, Simone de Beauvoir publiait un article dans Le Monde sur la pratique courante de la torture par le pouvoir colonial en Algérie. La réaction du gouvernement français fut immédiate : la saisie de ce numéro du Monde et la destruction de toutes les copies.
Mais c’était trop tard, les mots de Simone de Beauvoir avaient été entendus et furent déterminants pour la suite.
« Lorsque le gouvernement d’un pays, écrit-elle, permet que des crimes soient commis en son nom, tous les citoyens deviennent collectivement les membres d’une nation criminelle. »
Trois ans avant l’article de De Beauvoir, une brillante étudiante universitaire, Zohra Drif, fut condamnée à mort pour son rôle de combattante du mouvement nationaliste algérien FLN. L’autobiographie de cette période, qui vient d’être republiée en anglais sous le titre « Inside the battle of Algiers »*, est un témoignage remarquable du courage dont cette femme fit preuve. Zohra Drif avait été une des figures de premier plan du groupe qui avait porté la guerre pour l’indépendance jusqu’aux quartiers français d’Alger, en plaçant des bombes dans les cafés et restaurants. Ces combattantes ont payé leur geste avec la mort, la torture, des longues années d’emprisonnement. Des larges parties de l’historique Casbah furent détruites par les militaires français, avant la fin de la présence coloniale française en Algérie.
Libérée après les accords d’Evian en 1962, qui ont scellé l’indépendance de l’Algérie, Zohra Drif a poursuivi une carrière politique dans son pays avant d’écrire ce livre, publié en France en 2013. C’est le portrait intime d’une société trempée dans la culture de résistance après cent ans de domination française.
Née dans une famille traditionnelle de province, Zohra a été parmi la poignée d’ « autochtones » admis dans les meilleures écoles et à l’université. Avec une amie et collègue elle avait secrètement cherché à entrer en contact avec le FLN à Alger. Elles avaient fait le choix d’être « volontaires à mourir et à ne pas se rendre ».
Zohra termine son livre avec le souci qui l’a tourmentée pendant toutes ces longues années ; « la peur que les gens, spécialement notre jeunesse, puissent oublier les sacrifices consentis par notre peuple, qu’ils puissent oublier le prix payé par l’Algérie pour sa libération et indépendance, et donc oublier comment cela doit toujours être défendu ».
« J’ai été torturée »
Simone de Beauvoir avait écrit au sujet du travail de Gisèle Halimi, l’avocate de Djamila Boupacha, l’algérienne de 22 ans, torturée par les militaires français avec des électrodes, des brulures de cigarettes, des coups de pied assez forts pour casser une cote, et le viol avec une bouteille. Halimi avait essayé de faire en sorte que le procès de Djamila, en rapport avec une bombe placée dans un café près de l’université d’Alger par le FNL, se tienne en France et non pas dans l’Algérie coloniale.
Les aveux de Djamila lui avaient été extorqués après des mois passés dans le centre de torture de l’armée française. Lors de sa première brève apparition à Alger, elle a courageusement crié, en sortant du tribunal : « J’ai été torturée ». Une déclaration qui aurait pu lui valoir le retour au centre de tortures.
Les autorités françaises à Alger essayèrent ensuite par tous les moyens d’entraver l’action légale d’Halimi en défense de sa cliente. Finalement, le procès allait se dérouler à la va-vite, sans preuves de sa culpabilité, à l’exception de sa confession.
« Elle sera inévitablement jugée coupable », écrit De Beauvoir, se référant au système mis en place pendant les dernières années de la colonie algérienne, où 30 000 Algériens étaient emprisonnés en France ou en Algérie. Depuis 1954, au cours de la guerre pour l’indépendance, un million d’Algériens furent tués.
L’accusation portée par de Beauvoir contre la France « nation criminelle », avait déchainé la ire du pouvoir. Comme il était prévisible, l’establishment était outré, indigné pour de tels mots. Mais une plus grande indignation s’était fait jour dans le pays, ainsi qu’à l’étranger, d’opinions des plus divers horizons, condamnant l’utilisation systématique de la torture en Algérie et contre les dénis des officiels que De Beauvoir dénonçait. Gisèle Halimi, écrivait De Beauvoir, avait « exposé dans le détail la propagande mensongère de la machine de l’Etat – une machine qui, sept années durant, avait efficacement pu cacher la vérité, ne laissant échapper que quelques bribes de cette réalité ».
Simone De Beauvoir et Gisèle Halimi ont été infatigables. Elles ont écrit à chaque responsable dans la justice, l’armée ou le gouvernement – jusqu’au général De Gaulle. Elles ont rendu personnellement visite à chacun d’entre eux, qui, bien qu’à contrecœur, avaient accepté de les recevoir. Des lettres éloquentes pour les soutenir ont été écrites par les plus grands humanistes, écrivains, académiciens, médecins, ou encore la veuve du professeur français de mathématiques Maurice Audin, torturé et assassiné par l’armée française en Algérie, ainsi que de la part du général De Bollardière, dévoué soutien du général De Gaulle et ancien commandant des parachutistes en Algérie, qui avait présenté sa démission de l’armée pour protester contre l’utilisation de la torture.
Les plus émouvants, furent les courriers de milliers d’anonymes qui avouaient n’avoir jamais auparavant entrepris un acte politique quel qu’il soit.
Un défi à l’indifférence
De Beauvoir lança un défi public à l’indifférence en écrivant : « Le plus scandaleux aspect de n’importe quel scandale est qu’on finit pas s’habituer ».
C’est à cela que je pense lorsque je penche sur les questions inhérentes à la « guerre contre la terreur » et à Guantanamo en particulier. Les gens se sont accommodés des actes totalement illégaux tels ceux pratiqués à Guantanamo par le gouvernement américain : la torture ; l’emprisonnement d’innocents pendant de nombreuses années ; le fait que 41 d’entre eux sont encore détenus alors qu’officiellement certains d’entre eux ne représentent pas une menace pour la sécurité ; le fait que les dizaines de ceux qui ont été libérés ont été envoyés en des pays qui leur sont inconnus, loin de leur familles et dont ils ne parlent pas la langue ; ou encore, le fait qu’en juin 2006 le jeune saoudien Yasser Al-Zahrani et deux autres prisonniers sont morts alors qu’ils se trouvaient dans le quartier secret de la CIA du camp de Guantanamo, selon le récit de soldats qui étaient de service cette nuit là ***. Officiellement, ils se sont suicidés au même moment dans leurs cellules respectives.
L’accusation de De Beauvoir à l’encontre de la France, « nation criminelle », résonne aujourd’hui pour nous tous lorsqu’on songe aux crimes de guerre et destructions de nombreux pays tels que l’Irak, la Libye, l’Afghanistan, la Syrie, ou le Yémen par les Etats-Unis et ses alliés, dont la Grande Bretagne et l’Arabie Saoudite.
Le courage de Djamila Boupacha, Gisèle Halimi et Simon de Beauvoir a certainement contribué à l’époque à la fin de la torture en Algérie et, in fine, au retrait de la France d’Algérie. Mais la justice n’a pas triomphé. Les accords d’Evian se sont soldés par la libération de milliers de prisonniers du FNL, y compris de Djamila. Mais, selon les termes de l’amnistie, leurs tortionnaires ont eux aussi été libérés et ont acquis l’immunité.
Gisèle Halimi a écrit : « les blessures ne sont pas refermées. Mais nous devons continuer, comme nous avons commencé, conscients que le cas de Djamila n’est pas exceptionnel, mais que chaque nouveau exemple peut convaincre quelques uns des sceptiques et rassembler ceux qui ont été jusque là indifférents ».
Aujourd’hui, beaucoup des rassemblements contre les injustices de Guantanamo, contre les guerres lancées par les Occidentaux, et beaucoup d’autres injustices auxquelles nous sommes confrontés et qui sont dans le monde virtuel des réseaux sociaux si rapidement submergés. Les livres et les exemples de Zohra Drif, Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir sont l’antidote à la peur de l’oubli tout en rappelant comment l’héroïsme des femmes et leurs sacrifices ont changé leur monde politique, leur réalité. Et ils le peuvent encore.
V.B.
* Mémoires d’une combattante de l’ALN: zone autonome d’Alger, 2013
**Djamila Boupacha par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Edition Gallimard, 1962
*** Murder at Camp Delta, by Joseph Hickman, Simon and Schuster Etats-Unis, 2015
(Tiré du site : Open Democracy, free thinking for the world www.opendemocracy.net