Le secrétaire général adjoint des Nations unies pour les affaires humanitaires, Stephen O’Brien, a effectué une visite en Centrafrique en juillet dernier. A son retour, il a déclaré devant le Conseil de sécurité des Nations unies avoir observé « des signes avant-coureurs de génocide ». Interviewé par le quotidien Libération (entretien publié le 27 août, lire ici) il précisait alors sa pensée. Et c’est cela, justement, qui pose question.

Stephen O’Brien, secrétaire général adjoint des Nations unies pour les affaires humanitaires
Stephen O’Brien parle de « signes précurseurs clairs, des indices de situations » qui, ailleurs – mais où ? – « ont débouché sur des opérations de nettoyage ethnique ou un génocide ». La liste des pays où se sont produits des « nettoyages ethniques » est courte, et celle où a eu lieu un génocide est encore plus courte. Nous aurions apprécié, au regard de l’importance et de la gravité de ces faits, que le secrétaire général adjoint précise davantage ses références. Sans tomber dans le lieu commun qui veut que comparaison ne soit pas raison, l’importance de ce sujet est telle qu’il vaudrait mieux, justement, donner des précisions sur cette comparaison pour qu’elle donne raison – et arguments probants – à celui qui l’utilise.
Or, Stephen O’Brien raconte alors sa visite aux déplacés de Bangassou, qui ont été chassés du quartier Tokoyo « où leurs maisons ont été détruites par des miliciens chrétiens antibalaka ». Il y a deux erreurs importantes dans ces propos. D’abord, rien ne prouve que l’attaque sur Tokoyo ait été l’oeuvre des antibalaka. Le 17 mai 2017, lorsque celle-ci s’est produite, les Casques bleus de la Minusca présents sur place ont tout d’abord incriminés, avant de revenir en arrière, comme l’attestent les articles publiés à l’époque (lire ici celui du quotidien catholique La Croix). Ensuite, et c’est à notre avis le plus grave car cela révèle une connaissance parcellaire du dossier centrafricain, les antibalaka ne sont pas des « milices chrétiennes ». J’ai interviewé moi-même en avril 2017 les trois principaux responsables religieux de Centrafrique, à savoir le pasteur Guérékoyamé, Mgr Nzapalaiga, l’archevêque de Bangui, et l’imam Kobine, chef musulman. L’interview est parue dans Afrique Asie en juin (lire ici). Qui mieux que ces personnes, qui sont des religieux et qui vivent en Centrafrique, peuvent dire si oui ou non les Antibalaka sont des « milices chrétiennes » ? Le propos est clair : ce sont des tueurs, des miliciens certes car ils oeuvrent en bande et ont apparemment un ou des chefs qui coordonnent les actions, mais « milices chrétiennes », non. D’ailleurs, Stephen O’Brien apporte lui-même un démenti à ses propos quand, dans la phrase suivante, il explique que « Ces musulmans ont trouvé refuge dans l’église catholique de la ville ». Soyons sérieux : s’il s’agissait d’une lutte interreligieuse, les musulmans iraient-ils chercher refuge chez les chrétiens ?
La situation centrafricaine mérite mieux que ce raccourci. D’autant plus que, comme le note Stephen O’Brien, les miliciens « sont revenus pour détruire totalement la mosquée et [les] maisons, afin de s’assurer [que les musulmans] n’aient plus aucun endroit où revenir ». Ces tueurs ont donc parfaitement bien compris la théorie du bouc émissaire : ils visent une communauté, détruisent ses symboles et ses lieux de vie afin que, mus par le désir de vengeance, les survivants et leurs partisans s’en prennent à leur tour aux chrétiens, brûlent les églises et les maisons, entrainant ainsi la région – le pays – dans une spirale de violence inextricable. A qui profite ce crime ? A ces miliciens, groupes armés sans revendication, du moins pour le moment, mais qui vivent de ces razzias car les pillages de greniers et de marchés vont bon train, et ils accompagnent nécessairement les exactions telles que celle de Bangassou. Ils vivent aussi de la mainmise qu’ils exercent sur les quelques ressources qui restent accessibles en Centrafrique, à savoir le bois et les diamants notamment, exportés illégalement.
Je comprends que monsieur O’Brien ait à cœur de défendre la situation humanitaire des Centrafricains. Les pillages ont pour conséquence la famine, les épidémies et tout ce cortège de maux que la Centrafrique a vécu ces dernières années et dont elle ne semble pouvoir sortir. Alors oui, cela mérite mobilisation, financement et, surtout, lutte. Mais à mon sens, on ne peut lutter efficacement contre un ennemi si on ne le connaît pas parfaitement. Or dire que la Centrafrique souffre d’un « risque de nettoyage ethnique ou de génocide », c’est non seulement méconnaitre l’adversaire que l’on entend combattre mais, pis, abonder dans son sens en exacerbant un antagonisme qui n’existe pas ou pas encore entre religions.
Il existe bien d’autres pays où, hélas, les individus sont pourchassés pour leur appartenance culturelle ou religieuse, point n’est besoin d’un créer un autre. Les gens comme Nzapalainga, Kobine ou Guérékoyamé se donnent beaucoup de mal pour faire de la médiation au jour le jour, pour apaiser les rancœurs et éviter les expéditions punitives inutiles, écoutons-les !