L’ex-procureur du TPI pour l’ex-Yougoslavie est membre de la commission d’enquête de l’Onu et auteur d’un rapport sur les exactions en Syrie. Interview.
La Commission d’enquête de l’ONU sur les violations des droits de l’homme en Syrie a rendu en début de semaine un rapport qui décrit la grande violence sur le terrain en Syrie et tout un éventail de crimes de droit humanitaire. L’un de ses membres, Carla Del Ponte, ex-procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, répond en exclusivité aux questions du Point.fr
Le Point.fr : Votre rapport fait état de crimes commis tous les jours en Syrie et par les deux camps. Peut-on mettre le régime d’Assad et l’opposition sur le même plan ?
Le régime commet des crimes contre l’humanité. Les opposants commettent surtout des crimes de guerre. La différence, c’est celle-ci : des exactions terribles sont commises sur le terrain par l’opposition, mais, selon nos informations, sans chef ni coordination. Ces crimes augmentent avec le temps, du fait de l’arrivée de plus en plus nombreuse d’extrémistes étrangers. En ce qui concerne le régime, nous avons établi qu’il s’agit d’une violence systématique, ce qui en fait des crimes contre l’humanité.
Il n’en reste pas moins que la majorité des crimes sont commis par l’armée régulière syrienne avec parfois l’aide du Hezbollah, c’est bien ça ?
Oui, c’est exact. On a pu suivre la chaîne de commandement, mais on ne peut pas encore prouver qui donne les ordres au plus haut niveau. On n’en est pas encore là. Ce sera le rôle d’un tribunal. J’ajoute que les crimes commis en Syrie sont d’une cruauté qui m’effare, pire que dans les Balkans. Tortures des soldats, violences sexuelles, enfants-soldats… Il y a des actes de violence pure. C’est incroyable !
Qui trouve-t-on dans l’opposition ? Avez-vous des informations sur le nombre de djihadistes qui combattent le régime ?
C’est très difficile à établir, mais nous évaluons à la moitié, peut-être davantage, le nombre de djihadistes présents dans l’opposition. Ils viennent des pays limitrophes mais aussi d’Europe. C’est ce que nous concluons après discussion avec les représentants de l’opposition hors de Syrie et au travers des témoignages que nous avons réunis à distance. Car, je le rappelle, la commission n’a pas été autorisée à entrer en Syrie.
Un crime heurte plus particulièrement : le recours à l’arme chimique. Vous dénombrez 14 attaques à l’arme chimique.
Nous avons des allégations, des indices qui vont en ce sens. Mais pas de preuves concluantes. Nous avons des indices concrets qu’une attaque, le 19 mars, est du fait de l’opposition, mais la situation a évolué.
Vous avez conscience que vous ramez à contre-courant à un moment où tout le monde pointe du doigt Assad ?
Mais je ne dis pas qu’Assad n’a pas utilisé l’arme chimique ! En mai dernier, j’ai dit que nous avions des indices sur un cas particulier d’utilisation d’arme chimique par l’opposition. Un seul. Mais la situation a évolué. Depuis, nous avons reçu des informations et indices comme quoi le gouvernement a utilisé l’arme chimique. Nous avons le rapport des experts sur l’attaque du 21 août. Je ne prends pas parti. Nous devons mener l’enquête sur 14 cas. Encore faut-il pouvoir se rendre sur place pour enquêter.
Justement, vous avez été invitée par Damas à vous rendre en Syrie, mais vous avez rejeté l’invitation. Pourquoi ?
Le 7 septembre dernier, j’ai reçu de l’ambassadeur de Syrie en Suisse l’invitation à me rendre en Syrie en ma « capacité personnelle ». Mais à quoi ça rime, ça ? Je veux aller sur place, mais en ma qualité de membre de la commission de l’ONU, dans un but d’enquête, avec le reste de la commission, ou tout au moins avec son président. C’est ma réponse. J’attends une réponse de Damas.
Vous avez l’expérience des Balkans à travers votre travail de procureur du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Le président serbe Slobodan Milosevic a nargué pendant des années la communauté internationale, jusqu’au jour où l’Otan a lancé une action militaire au Kosovo. Faut-il suivre cet exemple et frapper Assad pour l’obliger à négocier ?
Il est possible que l’action militaire ait porté ses fruits et qu’il soit utile de menacer Assad pour l’obliger à venir à la table de négociation. On a effectivement obtenu l’engagement de Damas de détruire les armes chimiques, et c’est très positif. C’est un pas vers une négociation beaucoup plus ample qui permettra, j’espère, de ramener la paix dans ce pays. La commission d’enquête à laquelle j’appartiens est d’avis que la solution ne peut être que politique, à travers des négociations. Personnellement, je suis contre toute attaque, car elle fait encore plus de victimes collatérales. Je suis devenue pacifiste.
Va-t-on réussir à traduire en justice les vrais responsables des crimes de guerre et contre l’humanité en Syrie ? C’est le vœu de la France et de votre pays, la Suisse, qui y travaillent, mais les Russes s’y opposent, et les États-Unis sont contre la Cour pénale internationale.
Les États-Unis sont favorables à la mise sur pied d’un tribunal ad hoc, pour juger les crimes en Syrie, comme cela s’est fait pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda ou le Cambodge. Quel que soit le moyen, je suis sûre que les responsables seront jugés. La volonté politique viendra. La justice est patiente.
Source : LePoint.fr