Alors que le pouvoir en place à Yaoundé a entrepris une grande offensive médiatique pour présenter à l’extérieur l’image d’un Cameroun démocratique qui serait en voie de relance économique, les actes qu’il pose continuent de démentir la réclame payée à prix d’or. Au pays du président Paul Biya, septuagénaire, au pouvoir depuis trente ans, il est interdit d’évoquer l’après-Biya ou de donner le sentiment de s’y préparer. Tous ceux qui se sont aventurés à réfléchir sur le Cameroun après lui en ont eu pour leur compte.
Contraint par les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux de lancer des opérations d’assainissement de la vie publique minée par la corruption et les détournements impunis du bien public, Biya a fait mine de céder. Mais en lieu et place de l’opération mains propres attendue, le chef de l’État, a surtout concocté un plan d’élimination politique de tout candidat réel ou supposé à sa succession. Ce plan dénommé « opération Épervier » s’est jusqu’ici caractérisé par sa propension à « oublier » les faussaires et les bandits à cols blancs, pourtant bien connus au Cameroun, pour ne s’attaquer qu’à d’anciens barons du système, soupçonnés de projets présidentiels.
« Plus le temps passe, plus Biya a tendance à voir le diable partout », se plaint un avocat d’une des personnalités présentées devant la justice pour détournement supposé de fonds publics. Pour cet avocat, les procès en cours contre l’ancien bras droit de Biya, Marafa Hamidou Yaya, autrefois « président bis » comme on désigne à Yaoundé le secrétaire général de la présidence de la République, premier collaborateur du chef de l’État qui en impose aux ministres et même au chef du gouvernement, ne sont rien d’autre que des règlements de comptes politiques. « Ce sont des procès politiques d’autant plus abjects qu’ils traduisent une manipulation permanente de l’appareil judiciaire par le régime Biya pour servir des ambitions politiques, à savoir, empêcher par tous les moyens la constitution d’une alternance politique crédible au Cameroun », poursuit l’avocat.
Si, au départ, les arrestations spectaculaires d’anciens ministres avaient suscité quelque satisfaction au sein du petit peuple heureux de voir d’anciens pontes malmenés, elles ont fini par exaspérer, l’opération Épervier passant régulièrement à côté des gros bonnets. L’arrestation de Marafa Hamidou Yaya a démontré un certain retournement de l’opinion. Le 16 juillet, à l’ouverture dans un tribunal de Yaoundé du procès de cet ancien baron considéré un temps comme un probable successeur de Biya, une importante foule s’était massée pour rendre les honneurs au prisonnier. De retour au tribunal huit jours plus tard, Marafa a été accueilli par des « Libérez notre président ! », lancés par une meute de citoyens acquis à sa cause.
Après son arrestation, Marafa avait brisé la loi non écrite du silence que respectaient jusque-là les ex-apparatchiks du régime, en faisant parvenir successivement dans les médias quatre lettres dans lesquelles il s’en prenait au régime qu’il avait autrefois servi. Ses conditions de détention ont été, depuis, durcies, pour le punir, mais le pouvoir ne dort plus, assure un habitué du palais de justice de Yaoundé.
L’affaire montée pour faire taire Marafa est liée à une opération d’acquisition d’un nouvel aéronef présidentiel en 2001, qui a finalement échoué. Il est reproché à l’ancien numéro deux de fait du pays d’avoir détourné tout ou partie de la somme pour l’avion, en coaction avec d’autres malheureux, dont le fils du milliardaire bamileké Fotso Victor, responsable de la compagnie aérienne Cameroon Airlines au moment des faits.
Marafa nie avoir donné l’ordre au ministre des Finances d’alors, Michel Meva’a Meboutou d’effectuer un virement de 29 millions de dollars à la société Gia devant s’occuper de la transaction avec l’avionneur Boeing. Mais rien n’y fait. Il assure que les transactions se sont faites dans son dos et qu’il a été mis devant le fait accompli. Son coaccusé dans l’affaire, Yves-Michel Fotso, a également du mal à faire admettre son innocence. Il a beau moquer l’expertise du témoin principal de l’accusation, un certain Otelé Essomba, qu’il a traité de « débrouillard » peu crédible touchant à tout, des transactions sur les avions au commerce de pneus de voitures et de lunettes de vision nocturne, rien ne semble pouvoir les tirer d’affaire.
« Ce sont des affaires dont la cause est déjà entendue, fulmine un des avocats membre du collectif de défense des accusés. Tout ce que vous voyez n’est en réalité qu’un triste spectacle. Les magistrats manquent d’indépendance, et il leur est difficile de refuser d’obtempérer aux ordres de l’exécutif qui sont clairs : Marafa, Yves-Michel Fotso et les autres accusés dans d’autres affaires liées à l’opération Épervier doivent être condamnés, et à des peines lourdes, qui les empêchent de rêver d’une carrière politique. » Mais, dans un pays où il est difficile de rapporter des preuves matérielles d’immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires, c’est la parole des accusés, présumés coupables de fait, contre celle de l’État.
Le successeur de Marafa au ministère de l’Administration territoriale, René Emmanuel Sadi, par ailleurs numéro 2 du parti de Biya et cité comme un successeur adoubé par le palais d’Étoudi, a fait rire tout le monde en affirmant dans un communiqué que la descente musclée d’un sous-préfet d’arrondissement dans une enceinte où devait prendre la parole Maurice Kamto, l’ancien ministre délégué à la Justice qui a démissionné de ses fonctions en décembre dernier, s’était fait sans aucune instruction du préfet, encore moins de ses services, occupés à autre chose. Une décision de cette nature n’aurait pas pu être exécutée sans l’aval du ministère, font observer des personnes bien introduites dans les milieux. Le ministre démissionnaire n’étant cité dans aucune affaire sale, et sa réputation d’homme intègre étant plutôt bien établie, le régime a choisi une autre méthode qu’il maîtrise bien : la force.
Principal délit de Maurice Kamto : avoir osé défier Biya en rendant son tablier au lieu d’attendre que le chef prenne lui-même la décision de le démettre. Kamto a commis un autre crime de lèse-majesté en annonçant, après sa démission, que le Cameroun allait à vau-l’eau et avait besoin de nouvelles générations de dirigeants pour stopper le déclin programmé d’une « nation jadis prospère, crainte et respectée ».
Un autre célèbre prisonnier politique camerounais, Titus Edzoa, lui aussi ancien secrétaire général de la présidence de la République et médecin personnel du chef de l’État, en sait quelque chose. Ayant annoncé sa démission pour briguer la magistrature suprême du Cameroun en 1995, il a été immédiatement jeté au cachot. Après avoir purgé la peine de quinze ans de prison qui lui avait été infligée en 1997, il a été maintenu dans une prison infecte et présenté à nouveau devant un juge pour d’autres affaires de détournement présumé de deniers publics. Le nouveau mot d’ordre étant de faire condamner ces « ennemis de Biya » à des peines d’au moins quarante ans de prison.Titus Edzoa ne se fait plus d’illusion sur le sort qui l’attend.
Comme s’il était convaincu, lui aussi, qu’il n’échapperait pas aux foudres de Biya par magistrats interposés, Marafa Hamidou Yaya a choisi, assez tôt, d’en découdre avec le régime à travers ses lettres aux Camerounais. Voilà les prétendants à la succession de Biya prévenus : qui s’y frotte s’y pique.