En quelques semaines, le taux de popularité de la présidente Dilma Rousseff, mesuré par les douteux mais inévitables instituts de sondage d’opinion, a fléchi brutalement. La courbe d’approbation de son gouvernement avait pourtant atteint un pic en mars : 65 % de la population interrogée l’estimait très bon ou bon. Un léger déclin avait été constaté les deux mois suivants, provoqué sans doute par la perception du ralentissement de la croissance. Apparemment, il s’agissait d’une oscillation conjoncturelle, sans conséquence majeure ; la réélection de la présidente en 2014 semblait alors acquise, probablement dès le premier tour.
Deux semaines de troubles ont suffi pour remettre en question ces perspectives. Le 6 juin, quelques centaines d’étudiants se sont rassemblés devant la mairie de São Paulo pour protester contre la hausse des prix du billet des bus urbains. La décision avait été prise par le maire Fernando Haddad, du Parti des travailleurs (PT), élu l’année dernière en battant José Serra, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, centre droit), qui avait déjà été vaincu par Lula à la présidentielle de 2002 et Dilma à celle de 2010. Les étudiants, qui n’avaient commis aucune violence ni même dérangé la circulation, ont été soudain attaqués par la redoutable police militaire (PM) avec des bombes de gaz lacrymogène. Au lieu de se disperser dans le brouillard d’un crépuscule où la fumée du gaz se mêlait à la pollution ordinaire, ils ont dressé des barricades dans plusieurs avenues de circulation intense. La PM les a poursuivis mais, à chaque fois, ils ne reculaient que pour aller se regrouper plus loin.
Utilisant à fond les réseaux sociaux d’Internet, notamment Facebook, qui sont devenus, au Brésil comme ailleurs, un puissant instrument de mobilisation, les étudiants sont redescendus dans la rue le lendemain et les jours suivants, chaque fois plus nombreux. Pour la plupart, les revendications, centrées sur les transports, l’école et la santé publiques, étaient justifiées. Mais le 13 juin, dépassant le seuil de leur brutalité habituelle, comme en témoignent les nombreuses images prises sur le vif, les forces de la PM ont fait tomber une pluie de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc, tirées en rythme furieux, parfois à bout portant, qui n’a même pas épargné les reporters de la télévision. L’indignation suscitée par cette violence aveugle a rassemblé ceux qui tenaient à faire respecter le droit de protester.
Moins par solidarité avec leurs professionnels que pour s’être rendu compte que les manifestations étaient devenues très préjudiciables au gouvernement, les barons médiatiques, qui avaient d’abord crié au désordre et au vandalisme, ont saisi l’occasion de les manipuler. Certains mots d’ordre s’y prêtaient bien. Par exemple, ceux qui condamnaient en bloc, outre « la corruption », « les politiciens », et « les partis », comme s’ils étaient tous pareils.
Le 17 juin, près de 100 000 manifestants, divisés en trois longues colonnes, ont parcouru la zone sud de São Paulo. Le gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin (PSDB), auquel la PM est subordonnée, n’a pas osé, cette fois-ci, lâcher la bride à ses troupes. Ils étaient à nouveau 100 000 le 20 juin, mais pour commémorer une première victoire : la veille, le maire Haddad et le gouverneur Alckmin s’étaient mis d’accord pour révoquer l’augmentation des tarifs de bus. L’initiative fut suivie dans plusieurs autres villes du pays.
Entretemps, le mouvement avait acquis une dimension nationale, tout en accentuant les ambigüités politiques suscitées par son caractère largement spontané. La revendication initiale ayant été satisfaite, le sentiment de révolte contre les mauvaises conditions d’existence n’avait plus beaucoup de cibles précises. Des hôpitaux et écoles publiques aux transports collectifs, les problèmes sont partout dans les grands centres urbains. Mais il est très difficile pour des étudiants qui ont aujourd’hui 20 ans (et n’en avaient donc que 10 quand Lula est arrivé à la présidence), de tenir compte des améliorations que celui-ci a apportées aux plus démunis. D’autant qu’il a concentré l’effort social de son gouvernement sur les couches les plus misérables de la population, qui vivent loin des grandes villes (53,44 % des bénéficiaires du programme Bourse famille, le plus important en matière de redistribution du revenu, se trouvent au Nordeste et 15,43 % au Nord).
Pas étonnant, donc, que la contestation se concentre dans les capitales régionales et que, à côté des justes revendications du départ, elle ait été propice à toutes sortes de manipulations. Outre celles des médias (soulignant toujours ce qui pouvait être interprété comme critique au gouvernement fédéral), il y a eu celle des groupuscules d’extrême droite qui, aux cris de « pas de partis ! », ont agressé à plusieurs reprises des militants du PT et des syndicalistes et brisé leurs pancartes. Le plus inquiétant, c’est qu’une partie non négligeable des manifestants a toléré, parfois appuyée, ces agissements. Les organisateurs du mouvement avaient pourtant précisé que si celui-ci était indépendant, il n’était pas pour autant « antipartis ».
À Brasilia, un rassemblement d’abord pacifique sur la célèbre place des Trois Pouvoirs a été suivi par l’invasion du ministère des Affaires étrangères, où les dégâts ont été considérables. Alors que l’assaut, visiblement – puisque filmé par la TV –, a été l’œuvre d’une poignée de commandos animés d’un zèle destructeur, la presse l’a attribué à « la foule en colère ». À Rio de Janeiro, Salvador de Bahia, Recife et plusieurs autres capitales régionales, les manifestations ont aussi rassemblé une foule très dense, mais les groupuscules destructeurs n’ont pas manqué non plus.
Le mouvement a atteint son zénith le 20 juin : près d’un million de manifestants ont protesté dans plus de 350 villes brésiliennes. La présidente a pris au sérieux cette contestation. Elle s’est engagée à donner suite aux principales revendications, proposant notamment un plébiscite sur la réforme des institutions politiques, l’emploi des ressources du pétrole dans l’éducation, l’appel à des médecins étrangers pour faire face aux lacunes de la santé publique. Sous la pression de la rue, le Congrès, qui s’apprêtait à voter une loi enlevant aux procureurs du ministère public l’essentiel de leur rôle dans les enquêtes criminelles, a abandonné sa morosité habituelle pour repousser le projet, que les manifestants considéraient à juste titre comme destiné à favoriser l’impunité.
L’agitation s’est poursuivie durant les mois de juillet et août, avec moins de participants et plus d’agressivité, risquant de devenir l’otage d’un anarchisme primaire. Cependant, le mouvement syndical, pris de court par la colère des jeunes, s’est un peu ressaisi. La Journée nationale de luttes, initiative unitaire des huit centrales syndicales brésiliennes, a paralysé une grande partie du pays le 11 juillet. Elle a été suivie par un grand nombre de grèves, dans les transports urbains notamment. Prenant la relève des étudiants, les travailleurs salariés appliquent le principe selon lequel pour se faire écouter, il faut crier haut et fort.
Pour Dilma et le PT, il ne s’agit pas seulement de retrouver la force électorale qui lui permettrait de l’emporter à la présidentielle de l’année prochaine, mais surtout de revoir en profondeur les options qui les ont éloignés du mouvement populaire urbain, surtout de la jeunesse.