Le professeur de géopolitique et islamologue franco-syrien Bassam Tahhan récuse l’utilisation du terme «salafiste» pour condamner le terrorisme islamiste. Pour lui, c’est la secte égyptienne des Frères musulmans qu’il faut dénoncer ouvertement. Abordant les attentats terroristes qui frappent en plein cœur de l’Hexagone, Bassam Tahhan se montre pessimiste : «C’est une France décadente qui a du mal à lutter contre la vague islamiste qui la frappe», décrète-t-il.
L’Algérie fait partie du programme de déstabilisation ourdi par Washington, met en garde le politologue franco-syrien qui décortique, par ailleurs, la situation en Turquie où le président Erdogan opère une purge en règle après le coup d’Etat avorté et en Syrie où les combats font rage à Alep, dans le nord du pays.
Algeriepatriotique : Comment décririez-vous la situation actuelle qui prévaut en France, suite aux attentats qui s’y sont produits ?
Bassam Tahhan : La situation actuelle en France est très grave, parce que nous avons dépassé la ligne rouge. L’attaque contre des religieux dans les maisons de Dieu est une première ; du moins, en France. Nous avons vu cela dans d’autres pays, comme en Algérie, en Syrie ou encore au Pakistan. Daech a sans doute voulu commettre un attentat de la sorte pour déclencher une guerre interreligieuse et confessionnelle, sachant qu’il y a de 6 à 8 millions de musulmans en France, ce qui est considérable par rapport à la population globale. Si une zizanie est semée, il se peut fort bien que cela évolue vers des affrontements qui peuvent conduire vers une véritable guerre civile. Nous n’en sommes pas encore là, heureusement.
Je crois que le gouvernement français ne sait plus quoi faire. Il se débat dans des décisions qui ne sont pas ni judicieuses ni exactes. Par exemple, le fait d’interdire le financement des mosquées de l’étranger sans préciser de quel financement il s’agit. Il y a des financements des pays de l’Afrique du Nord qui sont propres et honnêtes, lesquels servent au financement de la construction des lieux de prière. D’autres, comme ceux émanant de l’Arabie Saoudite, servent à la rémunération des imams. Et c’est là qu’il y a contradiction avec la loi de 1905 sur la laïcité, parce que je ne vois pas de quel droit un pays étranger rétribue des imams formés là-bas avec une certaine vision de la religion musulmane qui n’est pas forcément celle des musulmans français.
Le second point a trait au fait de condamner le salafisme, alors que l’utilisation de ce terme est synonyme de lâcheté, tant il couvre un champ trop vaste et l’utiliser est une fuite en avant. Ce qu’il faudrait que la France condamne, c’est d’abord les Frères musulmans. Il faut classer cette confrérie comme groupe terroriste. Si l’on se réfère aux textes fondateurs de cette organisation, il s’agit bien de «reconquérir» le monde par les armes. Et jusqu’à maintenant, il n’y a pas eu de démenti. Je crois que c’est facile de condamner les Frères musulmans parce qu’aucun Etat ne se prévaut ouvertement du dogme de cette organisation. Il est fort possible qu’Erdogan soit plus Frère musulman que les Frères musulmans eux-mêmes, mais il ne s’en proclame pas. Il y a véritablement un danger en France. J’espère que les services secrets français sont au courant que tout le sud de la France est travaillé par des imams dans plusieurs «mosquées» qui enseignent le dogme des Frères musulmans.
Il faudrait aussi condamner le dogme wahhabite. Des Etats, ceux du Golfe, se prévalent du wahhabisme, tels que l’Arabie Saoudite et le Qatar. S’il y a une condamnation prononcée contre les wahhabites, cela impacterait les relations entre la France et ces pays, d’autant plus que ces derniers sont importants pour la France dans les domaines économique et commercial. Alors, je me pose la question suivante : avec les attentats qui ont été commis en France, cette dernière n’a-t-elle pas perdu autant d’argent que lui rapportent les contrats signés avec ces monarchies ? A chaque attentat, le tourisme est frappé de plein fouet et la crise s’aggrave.
Cela fait longtemps que j’ai abordé le sujet de la formation des imams. Il faut qu’il y ait, quand même, des imams nés en France et formés en France à la laïcité qui n’entre pas en contradiction avec la religion, et sans tomber dans le communautarisme. Respecter les différentes religions ne veut pas dire communautariser la France. C’est là l’épée de Damoclès qui est suspendue sur la tête des responsables français et qui menace d’un embrasement général en France. Parce qu’il faut, aussi, comprendre, non seulement l’extrême droite, mais la majorité chrétienne en France qui en a marre de cette situation. Il y a aussi des problèmes avec les socialistes. Avec le nombre d’attentats commis, on ne voit pas comment la France se défend. Dans un pays qui se respecte et où il existe des politiciens à la hauteur, la moindre des choses aurait été de démissionner. Aujourd’hui, on arrive à parler de l’islam de France. D’accord, il faudrait créer un islam de France. Mais le problème, c’est qu’il n’y a pas qu’un seul islam ; il y en a plusieurs et cela il faut l’admettre. Il faudrait penser à plusieurs islams, mais tous de France. C’est-à-dire qu’il y ait cette liberté de pensée, de croyance, d’opinion et le sens critique dans la façon d’aborder les textes sacrés. Nous ne pourrons résoudre le problème du revitalisme que quand les responsables de l’islam, les musulmans en général, aborderont leur religion d’une manière critique et essaieront de lancer des réformes.
Malheureusement, jusqu’à présent, tous les penseurs et réformateurs de l’islam ont connu un sort peu enviable. Certains ont été assassinés et d’autres ont été forcés à l’exil, à l’image de Nacer Hamed Abouzid, Khalil Abdelkarim et de nombreux autres. Malheureusement, l’école critique de Taha Hussein, dans son ouvrage magistral, à propos de la poésie de la djahiliya (période antéislamique, ndlr), a été étouffée. Ceux qui se revendiquent de cette ligne n’ont pas droit au chapitre. Le problème de l’islam en France est étroitement lié au problème de l’islam partout dans le monde. Si l’islam est appelé à évoluer, cela ne se passera pas en Arabie Saoudite ou au Qatar ; un islam éclairé, moderne et qui respecte le fond et l’esprit du texte et non pas la lettre. Malheureusement, ni le monde arabo-musulman n’est préparé à cette révolution ni la France elle-même, vu que les imams sur lesquels elle repose ou auxquels elle fait appel sont bien loin de ce courant critique dans l’exégèse et la conception de la jurisprudence musulmane et moderne. Ajoutons à cela la pauvreté des institutions scientifiques en France concernant tous les problèmes de l’islam, avec, également, la dictature de la pensée où beaucoup de gens sont exclus pour des raisons politiques, parce qu’ils ne font pas partie de la chapelle ou n’ont pas leur carte d’adhérent à un parti de droite ou de gauche. C’est malheureux, mais c’est une France décadente qui a du mal à lutter contre la vague islamiste qui la frappe.
Pensez-vous que d’autres attentats seront commis en France et ailleurs en Europe ?
Sûrement. Une des solutions consiste à mettre au pas la Turquie. Tant que la Turquie est la plaque tournante du terrorisme international, l’Europe sera menacée. C’est évident ; c’est un peu comme un retour de flamme. Ce sont les Etats-Unis avec l’aide des pétromonarchies qui ont créé Daech, Ben Laden et Al-Nosra. Le gouvernement français veut faire passer des extrémistes pour des opposants modérés rien que pour avoir raison sur la «nécessité» de renverser Bachar Al-Assad. La faute grave que la France a commise dans ce dossier – et nous en payons aujourd’hui les conséquences –, c’est d’avoir reconnu l’opposition syrienne comme étant le seul et unique représentant du peuple syrien. Je suis Syrien et je ne me sens pas du tout représenté par ces charlatans des hôtels cinq étoiles.
L’islamophobie est exacerbée à cause de ces actes commis au nom de l’islam. Comment les musulmans de France vivent-ils cette situation ?
La situation des musulmans en France est très critique. C’est vrai qu’il y a de l’islamophobie, mais, par ailleurs, il y a des démonstrations communautaristes exagérées, telles que la prière dans la rue et le port du voile. Les problèmes d’intégration et les conditions de vie de cette population musulmane les poussent à exagérer les revendications identitaires d’une manière ostentatoire. Cela peut vexer, bien évidemment, les autres composantes de la société française. Ce qui est inquiétant chez la population musulmane française, c’est le sentiment dominant qu’elle ne croit pas aux valeurs françaises. La population musulmane est bien loin d’adhérer au pacte de la république laïque, aux idées culturelles et philosophiques d’une certaine France. Elle ne croit pas au rêve français. Bien au contraire. Elle se recroqueville sur elle-même et s’isole socialement. Or, cette situation d’enfermement est le meilleur terreau pour cheminer petit à petit vers un affrontement entre les différentes composantes de la société.
Je ne dis pas que c’est uniquement de sa faute. C’est peut-être aussi la faute du gouvernement français qui n’a pas beaucoup fait pour l’intégrer cette communauté et gérer au mieux ce dossier. J’ai rappelé dans le passé qu’il fallait laïciser l’enseignement de la langue arabe et ne pas laisser cela entre les mains des associations sur lesquelles nous n’avons aucun droit de regard. Car dans la majorité des cas, ce n’était pas des cours d’arabe qui étaient dispensés, mais plutôt des sermons de radicalisation. L’Etat français n’a jamais pris au sérieux les signes avant-coureurs de ce qui allait se passer. Et les spécialistes qui en ont parlé ont été exclus du débat et qualifiés d’islamophobes.
Algeriepatriotique : L’Occident continuera-t-il à utiliser son «ennemi utile» qu’est le terrorisme islamiste maintenant qu’il frappe sur son territoire ?
Bassam Tahhan : L’Occident n’est plus maître de lui-même. Si on entend par cela l’Europe, les Européens suivent, pour le moment, au pas la musique américaine. Les Américains ont commis des dérapages. Ils ont cru qu’ils arriveraient à maîtriser ce monstre qu’ils ont créé. Maintenant, ce monstre est sorti, un peu, de leur tutelle. Dans ce cas, il se pourrait qu’ils fassent tomber des têtes et le réorientent (Daech, ndlr). L’utilisation et l’instrumentalisation des Frères musulmans, de l’islam et du djihad ne sont pas nouvelles. Cela a été utilisé contre Nasser par l’Arabie Saoudite. Les Frères musulmans étaient installés à Genève, à l’époque. Ensuite, il y a eu une instrumentalisation contre les Soviétiques en Afghanistan. Aujourd’hui, cette instrumentalisation est dirigée contre la Syrie.
Les Etats-Unis ont compris qu’une lutte interconfessionnelle chiite-sunnite leur serait utile, car, ainsi, ils n’auraient pas besoin d’intervenir militairement. Donc, ils laissent les musulmans s’entretuer. Et dans les pays à composante exclusivement sunnite, ils ont créé cette tendance radicale où des sunnites massacrent d’autres sunnites, toujours au nom de l’islam. Ils ont essayé de déstabiliser le Maroc, la Tunisie et la Libye. L’Algérie est dans le collimateur, mais celle-ci est vaccinée dans la mesure où elle a déjà vécu une période de violence. La déstabilisation continue de sévir au Yémen. Mon souhait est que les pétromonarchies connaissent un véritable printemps arabe. Ainsi, le monde entier sera débarrassé du dogme wahhabite terroriste.
Quelle lecture faites-vous de la situation qui prévaut en Turquie après le coup d’Etat ?
Erdogan est un Frère musulman. Il a été déjà emprisonné. C’est un corrompu. Il s’est fait aider par l’organisation de Fathullah Gülen pour arriver au pouvoir. Aujourd’hui, il se plaint de l’Etat parallèle, c’est-à-dire des gens qui soutiennent Fathullah Gülen au sein de l’administration et des services de sécurité. Ce dernier s’est révolté contre Erdogan quand il s’est rendu compte qu’il était un pourri, tout comme son parti, et que des milliards ont disparu. C’est à cause de cela qu’Erdogan veut se maintenir au pouvoir coûte que coûte. Il sait pertinemment que si jamais il tombait, il serait jugé et condamné et connaîtrait un sort pire que celui des généraux qu’il est en train de malmener. Je ne comprends pas pourquoi 2 650 juges ont été arrêtés. Pour moi, la Turquie connaîtra sans doute d’autres remous plus importants et je n’écarte pas la possibilité qu’Erdogan soit renversé. S’il n’est pas écarté du pouvoir, ce sera le cheval de Troie de l’islamisme en Europe.
Erdogan fait chanter l’Europe avec la question des réfugiés, alors qu’il entretient des relations avec des organisations terroristes et il reçoit de l’argent des pétromonarchies et les services de renseignement étrangers pour semer le désordre au Moyen-Orient, dans l’espoir d’élargir les frontières de la Turquie et de mettre sous sa botte de nouveaux pays sunnites orthodoxes. En fait, Erdogan exécute un projet américain à l’origine et nous assistons à l’échec de ce projet. Les Américains jouent un double jeu avec les Kurdes, soi-disant démocrates, mais, dans le même temps, ils voient d’un bon œil le débarquement des éléments terroristes de Daech en Syrie fuyant Mossoul en Irak. Dans tous les cas, la Turquie est dans une mauvaise posture et est vouée à l’éclatement parce que tout le monde sait qu’il ya 20 millions de Kurdes, autant d’Alévis arabes et turcs, peut-être 10 millions de laïcs et 10 millions d’adeptes de Fathullah Gülen. Que reste-t-il à Erdogan ? Le pauvre peuple sunnite démuni qui est pris entre les tenailles du populisme, de la démagogie et de la corruption.
Erdogan veut tout ramener à sa personne. C’est, en quelque sorte, une dictature constitutionnelle. Nous n’avons jamais vu cela dans l’histoire qu’au temps des nazis où un président concentre entre ses mains tous les pouvoirs. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Turquie. Quant à pouvoir jouer un rôle en Irak et en Syrie, je ne le pense pas, parce qu’Erdogan doit panser d’abord ses blessures, car la situation intérieure en Turquie est extrêmement grave. Erdogan n’a plus les coudées franches pour intervenir ici et là. La Turquie se porte mal et l’Occident commence à comprendre qu’Erdogan est un danger islamiste. J’en veux pour preuve le rassemblement de milliers de Turcs à Cologne, il y a quelques jours. Ces derniers voulaient écouter un discours d’Erdogan par vidéo-conférence, mais la chancelière allemande Angela Merkel a interdit cette supercherie.
Mais, en politique, des responsables mis au banc des accusés ont souvent été maintenus en poste parce qu’ils servent les intérêts des puissances étrangères. La Turquie n’a plus le même poids qu’avant, ni au sein de l’Otan ni au sein de la communauté internationale. Ankara a perdu le rôle stratégique qu’elle jouait jusque-là.
Les Etats-Unis ont-ils cherché à renverser Erdogan parce qu’il veut se rapprocher de la Russie ?
Non, les Etats-Unis n’ont pas voulu renverser Erdogan. Pour moi, le coup d’Etat turc est une révolution des militaires qui voulaient se débarrasser d’un dictateur qui s’appelle Erdogan et cela a échoué. Lui veut en profiter parce qu’il sait que les pro-Gülen sont contre lui et l’ont démasqué. Erdogan profite de cette occasion pour écarter les soutiens de Gülen et les remplacer par les membres de son parti (l’AKP, ndlr). Les Etats-Unis n’ont rien à voir avec cela et ce n’est pas parce qu’il a voulu se rapprocher de la Russie qu’ils ont cherché à le déposer. Rien ne prouve, d’ailleurs, que les Américains soient impliqués dans cette tentative de putsch. Je pense plutôt que l’Occident s’éloigne de lui tout simplement parce qu’il a compris qu’il était un islamiste et qu’il était dangereux pour l’Europe.
En Syrie, la situation semble évoluer en faveur du régime en place. Qu’en est-il réellement sur le terrain des opérations ?
L’armée syrienne, avec l’aide des Russes, a réussi à encercler le quartier est de la ville d’Alep où sévissent les terroristes qui ont pris la population civile en otage. Le président Al-Assad a permis huit corridors humanitaires pour les civils et un ou deux pour les éléments armés. Il leur a accordé un délai de trois mois. L’alliance américano-djihadiste a répondu en attaquant les quartiers sud-ouest d’Alep dans l’espoir de couper les ravitaillements à l’armée syrienne, mais c’est peine perdue, car cette dernière dispose de plusieurs voies pour se ravitailler. Apparemment, sur le terrain, d’âpres combats ont lieu actuellement, mais, pour le moment, Al-Nosra n’a pas réussi à couper la route qui relie Damas à Alep par le sud.
Evidemment, le chef des services secrets américains dit que la Syrie ne serait jamais comme avant. Le projet des Américains est de décapiter Daech et créer une sorte d’«Afghanistan sunnite» qui s’opposerait au croissant chiite qui unit Damas, le Hezbollah, Baghdad et Téhéran appuyés par la Russie. Mais ce scénario est voué à l’échec dans la mesure où les Iraniens et les Russes ne laisseront pas faire. Cela n’empêche, les Américains aident les Kurdes en Syrie, ont construit deux bases militaires et espèrent bien orienter les éléments armés de Daech qui fuient Mossoul et se dirigent vers la Syrie. Cette action a commencé il y a quelques jours et a pour but de renforcer les groupes terroristes qui affrontent l’armée régulière syrienne.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Source : Algérie patriotique
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