On assassine des militants et des blogueurs laïcs au Bangladesh. Le 16 février dernier à Dhaka, on découpait à la hache l’un des plus connus, Ahmed Rajib Haidar. Selon, l’association Oikya Parishad – représentant les hindouistes, bouddhistes et chrétiens –, des centaines de temples et des milliers de domiciles à travers le pays ont été attaqués, surtout par des militants islamistes, notamment depuis le 1er février. Ce jour-là, le Tribunal criminel international prononçait la peine de mort contre Delwar Hossain Sayedee, un des grands chefs du parti islamiste Jamaat-e-Islami. Que lui reproche-t-on, ainsi qu’à d’autres personnes actuellement jugées devant ce Tribunal ? Les faits remontent à 1971, l’année de la « guerre de libération » qui conduisit le Bangladesh à la scission d’avec le Pakistan. Alors que les troupes pakistanaises occupaient des zones clés du pays, des Bangladeshis furent massacrés, des femmes violées à répétition, des enfants aussi. Quelques millions de gens franchirent la frontière vers l’Inde pour échapper aux atrocités. La guerre débuta en mars 1971 et se termina en décembre, avec la défaite du Pakistan.
Quatre décennies sont passées, mais la controverse demeure vive sur l’étendue des massacres et des viols. Quelque 200 000 morts pour certains, au Pakistan notamment, un chiffre sans doute sous-estimé. Près de 3 millions pour d’autres, dont de nombreux Bangladeshis – une surestimation probable, inspirée d’une « boutade » du leader pakistanais de l’époque, le général Yahya Khan, devant le journaliste américain Robert Payne : « Tuons-en 3 millions et les autres viendront se soumettre. » (1) Il y aurait eu par ailleurs des centaines de milliers de viols, selon plusieurs sources au Bangladesh. Faux, prétendent de nombreux chercheurs pakistanais. Pour eux, il n’y a pas eu autant de viols et les coupables ne sont pas tant les soldats pakistanais que les razakars, collaborateurs pro-pakistanais opposés à l’indépendance du Bangladesh. La plupart des razakars appartenaient à Jamaat-e-islami, hier comme aujourd’hui en lutte pour un califat islamiste mondial, charia comprise, même si ce parti reconnaît désormais le Bangladesh comme un pays indépendant…
Des jeunes razakars de 1971 sont devenus des leaders patentés de Jamaat. Parmi eux Sayedee, le vice-président du parti, qui a aujourd’hui 73 ans. Il risque d’être pendu pour son rôle actif dans des cas spécifiques de meurtres, de torture et de viols. D’autres dirigeants de ce parti ultra réactionnaire ont aussi été condamnés, mais à la prison à vie, au grand dam des militants laïcs qui, eux, réclament la peine de mort. Sur la dizaine de personnalités inculpées, sept sont du Jamaat et trois du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), parti musulman modéré qui a détenu le pouvoir à plusieurs reprises, souvent en alliance avec le Jamaat-e-islami. Pour les sympathisants de ces partis, il s’agit d’un « procès politique ». Ils veulent dire par là que la Ligue Awami, qui gouverne actuellement le pays, aurait monté ce procès de toutes pièces pour être en état de remporter les élections législatives prévues dans quelques mois.
Manœuvre électorale ? Pas du tout, clament des dizaines de milliers de jeunes qui se réunissent au carrefour Shahbagh à Dhaka, en s’inspirant des sit-in à la place Tahrir, au Caire. Au Bangladesh, les moins de 25 ans représentent près de 60 % d’une population d’environ 160 millions d’habitants. Les manifestants de Shahbagh militent pour une nouvelle manière de faire de la politique. Ils veulent surtout que la vérité éclate sur 1971, cachée par les différents partis politiques ayant pignon sur rue : islamiste radical comme le Jamaat-e-islami, musulman modéré comme le BNP, centre gauche laïc comme la Ligue Awami. Et même des pans significatifs des forces armées, dont la fidélité au pouvoir politique n’est pas toujours garantie.
En quarante ans d’existence, le Bangladesh a connu des dizaines de coups d’État, dont certains réussis. Parmi les premiers, celui d’août 1975 vit les comploteurs assassiner le premier président et « père du Bangladesh », Sheikh Mujibur Rahman, et toute sa famille, à l’exception de ses deux filles. Une de ces filles, Sheikh Hasina, est devenue le chef de la Ligue Awami et plusieurs fois premier ministre. C’est elle qui mène le gouvernement actuel issu des urnes en 2008, et jouissant d’une majorité absolue au Parlement.
Pour Deb Mukharji, ancien ambassadeur indien au Bangladesh, « les lignes de fracture de l’histoire du Bangladesh redeviennent visibles quarante et un ans après » (2). Ajoutant : « Les causes actuelles de l’explosion du sentiment public sont l’insuffisance de mesures prises par les gouvernements d’après-1971 contre ceux qui avaient collaboré avec l’armée pakistanaise. » Problème : de nombreux politiciens mais aussi de militaires pensent que l’influence indienne au Bangladesh est trop forte, exercée surtout à travers la Ligue Awami, selon eux. Lors de certains coups d’État ces galonnés, prétendant « des-indianiser » le pays, firent appel aux islamistes. Et pour légitimer ces coups de main, il leur fallut camoufler les vilenies islamistes du temps de l’occupation pakistanaise en 1971.
Ainsi, pendant des décennies, massacres, viols, atrocités ont été mis sous le tapis au Bangladesh. Des régimes militaires, comme par la suite leurs héritiers au sein du Parti nationaliste (BNP), ont permis aux islamistes de gagner en respectabilité. Avec l’appui du BNP, le Jamaat, peu implanté mais apparemment suffisamment argenté, eut même des postes ministériels clés, lui permettant de faire de la charité pour gagner les cœurs. Les militants et amis de ce parti sont à la tête d’entreprises importantes : banques, immobilier, éducation et santé, transports, et même une agence de voyages, le Keari Tourism, qui propose des croisières et des vacances organisées pour les gens aisés. Mais aujourd’hui, le Jamaat est confronté à un gros problème : un mouvement populaire sans direction visible, surtout constitué de jeunes urbains, s’est mis à militer bruyamment contre l’establishment. Et en premier lieu, il demande au parti au pouvoir, la Ligue Awami, de tenir sa promesse de faire la lumière sur les atrocités de 1971, et de punir les coupables. De leur côté, les inculpés mobilisent amis et supporteurs et déclenchent les opérations violentes.
Pour compliquer les choses, le fameux Tribunal criminel international du Bangladesh n’est pas une cour créée par l’Onu à l’instigation des États-Unis ou des puissances européennes. Son nom se réfère, en fait, à la législation adoptée en 1973 par les autorités de l’époque s’inspirant du droit international sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Mais les omniprésents ONG occidentales ainsi que le Département d’État des États-Unis vinrent ensuite déployer leurs habituelles chicaneries au sujet des irrégularités des procédures que les autorités du Bangladesh n’ont pu empêcher ou auxquelles elles ne surent remédier à temps. Une manière de protéger les partis droitistes, les plus proches de Washington ? Comme le dit Zafar Sobhan, journaliste et rédacteur à Dhaka : « Les Américains préfèrent depuis longtemps le BNP et le Jamaat à la Ligue Awami, car ils voient cette dernière comme socialiste, et le BNP comme partisan de l’économie de marché. Ils ont toujours une préférence pour les partis musulmans modérés contre les démocrates de gauche dans les pays en développement. » (3)
Les émirats du Golfe, financiers probables de leurs frères wahhabites au Bangladesh, ont aussi leur opinion. Spécialiste saoudien de l’Asie du Sud, Ali al-Ghamdi partage le même avis que l’allié américain : des « irrégularités » entachent le procès contre des chefs du Jamaat. Pour lui, la peine de mort contre le chef jamaati Delwar Hossain Sayedee a été prise pour empêcher son parti de remporter de futures élections, car, affirme-t-il, « il serait impossible pour un politicien bangladeshi quelconque de le battre dans des élections libres et justes » (4).
(1) Pierre, Stephen and Robert Payne (1973), Massacre, New York : Macmillan.
(2) Telegraph, quotidien, Kolkata, 20 février 2013.
(3) The Midlife Crisis of Bangladesh, 21 décembre 2012, Foreign Policy, Washington DC.
(4) Saudi Gazette, 6 mars 2013, Jiddah.