
– Le guide suprême de la République islamique d’Iran reçoit le président Bachar Al Assad en compagnie du président de la République iranienne Ebrahim Raissi. Photo Sana
L’arrivée inopinée du président syrien Bachar el-Assad à Téhéran, dimanche 8 mai 2022, apporte une nouvelle pierre à l’édifice géopolitique de l’Asie occidentale. Au cours d’un voyage de quelques heures, Assad a rencontré le guide suprême iranien Ali Khamenei et le président Ebrahim Raeisi avant de rentrer à Damas.
Par M. K. BHADRAKUMAR
Il s’agit seulement du deuxième voyage d’Assad en Iran au cours des 11 dernières années, depuis que le conflit a éclaté en Syrie. La dernière occasion remonte à 2019, lorsqu’il est venu accompagné du charismatique commandant de la force d’élite Quds du CGRI, feu Qassem Soleimani, pour marquer la « victoire » de la Syrie dans le conflit. Beaucoup d’eau a coulé en aval de l’Euphrate et du Tigre depuis lors.
Selon certaines spéculations, la Russie pourrait redéployer ses forces en Syrie. Le site Internet israélien de renseignement DebkaFile a rapporté de manière énigmatique vendredi que « les unités russes déployées en Syrie se rassemblent sur les bases aériennes de Hmeimim, Qamishli, Deir e-Zor et T4, prêtes pour certaines à être transférées sur le front de la guerre en Ukraine. Les sources militaires de DEBKAfile rapportent que les Russes sont en train de céder des bases clés aux Gardiens de la Révolution iranienne et au Hezbollah. »
À première vue, il s’agit d’un vol de cerf-volant, pour ainsi dire. Il n’y a pas de parole indépendante de Moscou. L’Iran sera certainement au courant de tout retrait important des troupes russes de Syrie. L’espace aérien turc est fermé aux avions russes depuis avril et, le 28 février, Ankara a restreint le passage des navires de guerre russes dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles (sauf s’ils retournent à leurs bases en mer Noire).
Les analystes ont interprété les décisions turques comme étant « anti-russes », mais elles relèvent de la Convention de Montreux (1936) et, à y regarder de plus près, elles pourraient même tourner à l’avantage de Moscou puisque la porte est également fermée à tout renforcement naval de l’OTAN en mer Noire. Les journaux russes ont souligné que Moscou a utilisé le couloir aérien via l’Iran et l’Irak pour approvisionner ses troupes en Syrie.
En effet, la Turquie fait un délicat numéro de trapèze face à la Russie et à l’Ukraine, en tant que puissance de la mer Noire dont les préoccupations sécuritaires se chevauchent, tout en étant une puissance de l’OTAN. La Turquie s’est habilement ménagé une marge de manœuvre puisque l’OTAN n’est techniquement pas en guerre contre la Russie et que, n’étant pas un pays membre de l’UE, elle n’est pas non plus obligée de sanctionner la Russie.
Les dirigeants turcs ont activement entretenu des contacts avec le Kremlin, et le partenariat économique se poursuit, notamment pour la construction de l’énorme centrale nucléaire d’Akkuyu, d’une valeur de 20 milliards de dollars (comprenant quatre unités VVER de 1 200 MW), qui devrait répondre à dix pour cent de la demande d’électricité de la Turquie lorsqu’elle sera achevée en 2025.
Une fois encore, la compagnie russe Aeroflot vient de reprendre ses vols vers la Turquie en prévision de la saison touristique. Croyez-le ou non, la Turquie a trouvé une formule ingénieuse pour permettre aux touristes russes de se rendre en Turquie en contournant la suspension de Visa et Mastercard et en rendant possible l’accès à leurs fonds par le biais du système de paiement russe appelé Mir ! Quelque 4,7 millions de touristes russes ont visité la Turquie l’année dernière, soit 19 % du total des arrivées de touristes, ce qui représente un revenu annuel de plus de 10 milliards de dollars.
En ce qui concerne les relations russo-iraniennes également, le tableau est globalement similaire à celui de l’Inde – ni soutien ni opposition à la Russie, mais refus de censurer l’intervention russe et conseil de cessez-le-feu et de dialogue comme seule solution.
Selon les médias iraniens, le vice-premier ministre russe Alexander Novak devrait se rendre prochainement en Iran à l’occasion de la session de la commission économique mixte Iran-Russie. Les discussions devraient porter sur le « renforcement de la coopération financière et la résolution des problèmes de transit » entre les deux pays, ainsi que sur la coopération dans les domaines du pétrole et du gaz et la promotion du commerce et du tourisme. Téhéran sait qu’une telle camaraderie avec Moscou est contraire à l’esprit des sanctions occidentales.
Moscou a bien l’intention de rester activement impliqué en Syrie. Le représentant spécial du président russe pour le Moyen-Orient et vice-ministre des affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, a révélé à Tass la semaine dernière que la Russie travaillait à la programmation de la prochaine réunion internationale sur la Syrie, dans le format d’Astana, pour la fin mai à Nur-Sultan, au Kazakhstan. Est-ce que cela ressemble à la Russie qui se lave les mains de la Syrie ? Pour citer Bogdanov, « Nous en avons déjà discuté avec nos partenaires, l’Iran et la Turquie, en tant que garants du processus d’Astana, ainsi qu’avec les délégations du gouvernement syrien et de l’opposition. »
L’agence de presse officielle syrienne Sana a décrit le voyage d’Assad à Téhéran comme une « visite de travail ». Selon cette agence, Assad aurait insisté auprès de Khamenei sur « l’importance de poursuivre la coopération afin de ne pas permettre aux États-Unis de reconstruire le système terroriste international qu’ils ont utilisé pour nuire aux pays du monde », ajoutant que les États-Unis « sont plus faibles que jamais ».
Les entretiens d’Assad avec les dirigeants iraniens ont permis de dégager quatre points essentiels.
• Premièrement, Assad a clairement indiqué que, quelle que soit la normalisation de la Syrie avec les Émirats arabes unis (ou d’autres pays arabes impliqués dans le conflit), il continue d’accorder la plus haute importance à l’alliance de la Syrie avec l’Iran. Assad a souligné que la Syrie est prête à une coordination plus large avec l’Iran dans les domaines sécuritaire, politique et économique.
• Deuxièmement, Damas a besoin de l’aide de Téhéran pour finir de libérer la Syrie de l’occupation étrangère. M. Raisi a déclaré à M. Assad : « L’ensemble du territoire syrien doit être libéré des occupants étrangers. Cette occupation ne doit pas être soumise au passage du temps, et les forces d’occupation et leurs mercenaires doivent être expulsés. » Sana a cité Khamenei soulignant que l’Iran « continuera à soutenir la Syrie pour achever sa victoire sur le terrorisme et libérer le reste des terres du pays. »
• Troisièmement, les deux pays sont d’accord sur l’efficacité et la vitalité du front de la résistance. Assad a reconnu que l’affaiblissement de l’influence des États-Unis en Asie occidentale et la fin de la suprématie militaire d’Israël dans la région sont un résultat direct des relations stratégiques entre l’Iran et la Syrie, « qui doivent se poursuivre avec force. »
Il est intéressant de noter que Khamenei a rappelé que Soleimani avait « une affection particulière pour la Syrie et qu’il a littéralement sacrifié sa vie » pour ce pays et qu’il considérait la question de la Syrie comme un « devoir et une obligation sacrés ». Khamenei a rappelé à Assad de manière poignante : « Ce lien est vital pour les deux pays et nous ne devons pas le laisser s’affaiblir. Au contraire, nous devons le renforcer autant que possible. » Raisi a appelé Assad « l’une des figures du Front de la Résistance » comme son père Hafez al-Assad.
• Quatrièmement, Assad a demandé et obtenu l’assurance, au plus haut niveau de la direction iranienne, que l’Iran aidera la Syrie à surmonter ses difficultés. Ce point est particulièrement crucial à un moment où la politique régionale est en pleine mutation et où la Russie est préoccupée par l’Ukraine.
Il ne faut pas s’attendre à une réactivation du projet de changement de régime mené par les États-Unis en Syrie et Washington n’exerce plus une influence dominante sur ses alliés du golfe Persique ou sur la Turquie pour les amener à agir comme ses substituts. Mais le défi d’Assad est que la Syrie est reléguée au second plan alors que de nouveaux points chauds et des questions d’actualité attirent l’attention de la région – comme le JCPOA, le Yémen, la normalisation irano-saoudienne, l’OPEP+, etc.
Bien que le conflit ait pris fin, la Syrie reste sous occupation étrangère et son économie est en ruine. Un conflit gelé pourrait légitimer le statu quo. Entre-temps, Israël attend dans les coulisses. La visite d’Assad à Téhéran indique que l’Iran reste le pilier de la stratégie future de la Syrie pour éviter un destin aussi sombre. Le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a affirmé lundi que la visite d’Assad s’est déroulée dans une atmosphère de « fraternité et d’amitié » et qu’elle ouvre un nouveau chapitre dans les liens stratégiques.
Par M. K. BHADRAKUMAR