Dans l’Azerbaïdjan du président Ilham Aliev, république turcophone du Caucase, aussi riche en pétrole que pauvre en démocratie, on ne plaisante pas avec l’image de l’ennemi arménien. L’écrivain septuagénaire Akram Aylisli, l’a appris à ses dépens.
Avec son dernier livre, Rêves de pierre, publié en décembre dernier dans le mensuel littéraire russe Drujba narodov, l’écrivain azéri Akram Aylisli, 75 ans, est devenu un renégat dans son pays, Son crime ? Avoir signé une saga sur les rapports arméno-azéris, décrivant une amitié entre deux voisins arménien et azéri au Karabakh, enclave majoritairement peuplée d’Arméniens, et rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan. Or, une guerre y a opposé les deux peuples entre 1990 et 1994, qui s’est soldée par une victoire arménienne et un cessez-le-feu. Depuis lors, l’Arménien fait à Bakou figure d’ennemi n.1. « J’ai voulu dire aux Arméniens que nous pouvons encore vivre côte à côte », explique l’écrivain. Convaincu que chaque nation doit avoir le courage d’affronter les pages obscures de son passé, Aylisli relate aussi dans son livre les exactions commises contre la minorité arménienne au Nakhitchevan pendant les années 1920, puis à Soumgaït et à Bakou à la fin de l’ère soviétique. Un tabou et une hérésie, aux yeux du régime autocratique du président Ilham Aliev, qui attise à dessein des idées belliqueuses et revanchistes au sein de la population. Dès l’annonce de la publication de Rêves de pierre , que très peu de gens ont lu en Azerbaïdjan puisqu’il n’y a pas été publié, une violente campagne s’est déchaînée contre Aylisli, romancier et traducteur jusque là reconnu et respecté. Taxé de traître à sa patrie par la propagande officielle, il est jeté en pâture à la fureur de ses compatriotes.. Le 7 février, par décret, le président Aliev déchoit Aylisli de son statut d’« auteur du peuple », le privant des 950 euros mensuels qu’il recevait à ce titre. Sa femme, Galina, qui dirigeait depuis de longues années la Bibliothèque pour enfants Nazim Hikmet à Bakou, est licenciée de son poste, tout comme son fils, Najaf Naibov, chef de section, depuis 12 ans, dans le service financier des Douanes. Poussées par cette campagne, des foules, aussi indignées que zélées, brûlent publiquement des portraits de l’écrivain ainsi que ses livres, l’invitant à « quitter le pays ». Hafiz Haciyev, le leader du parti pro-gouvernemental Muasir Musafat (Egalité moderne) annonce le 10 février qu’il offre une récompense de 10.000 manats (environ 10.000 euros) à qui lui apporterait l’oreille d’Akram Aylisli !…. Trois jours plus tard, c’est le Sheikh-ul-Islma Hajdji Allahshukur Pashazade, chef de l’Office musulman du Caucase et proche du pouvoir, qui le traite d’ « infidèle », tandis que la très officielle Académie des sciences annonce l’ouverture d’une enquête sur son roman ! Enfin, un député aussi patriote qu’inventif suggère que l’écrivain se soumette à un test ADN, pour que celui ci détermine d’éventuelles origines arméniennes… Du coup, l’ONG Human Rights Watch a appelé Bakou à faire respecter la liberté d’expression et assurer la sécurité de l’écrivain : « Les autorités ont le devoir de protéger Akram Aylisli », mais elles « font en sorte de l’intimider, le mettant en danger avec une campagne de dénigrement et de déclarations hostiles« , souligne HRW.
Heureusement, quelques opposants et défenseurs des droits de l’Homme ont pris le parti de l’écrivain. Président du PEN-Club azéri, l’auteur de romans policiers Tchinguiz Abdoullaïev l’a publiquement défendu, au nom de la liberté d’expression, le comparant au Nobel de littérature turc Orhan Pamuk, qui fut poursuivi dans son pays pour avoir mentionné le génocide arménien, et contraint à s’exiler. Réfugié du Karabakh, le poète azéri Gunel Movlud dit pour sa part avoir lu « avec grand plaisir » Rêves de pierre, qu’il dit « magnifiquement écrit ». Originaire de l’enclave, et donc victime directe de ce conflit, il assure n’y avoir lu «rien de choquant »
A l’étranger, le romancier russe d’origine géorgienne Boris Akounine apostrophe ainsi Bakou : «Voulez-vous répéter l’histoire de Salman Rushdie ? Voulez-vous devenir un Etat voyou ? Montrez que l’Azerbaidjan est un pays civilisé, où les livres ne font pas l’objet de représailles ».
Un brin choqué, Aylisli compare ce déferlement de haine aux pires heures du stalinisme. « Je ne veux pas quitter l’Azerbaidjan, j’ai 75 ans ! Mais il semble bien que je devrais demander l’asile politique quelque part» se désole-t-il.
Force est de constater que le courageux écrivain a agi en connaissance de cause. Ardent critique du président actuel, et de son père Heidar Aliev, qui rêgna d’une main de fer en Azerbaidjan depuis l’époque soviétique, avant d’imposer son fils comme héritier, c’est, dit-il, un épisode particulièrement sordide qui l’a incité à publier « Rêves de pierre ». Lorsque, en septembre dernier, Aliev a grâcié, promu et traité en héros national Ramil Safarov, un officier azéri condamné à perpétuité en 2004 en Hongrie, pour avoir décapité à la hache un collègue arménien, lors d’un stage du partenariat pour la paix de l’Otan à Budapest.
« Quand j’ai vu cette réaction délirante et la surenchère artificielle de haine entre Arméniens et les Azéris, j’ai décidé de publier mon roman », a-t-il confié au site Eurasianet.org. Et le meilleur est sans doute encore à venir. Rêves de pierre fait partie d’une trilogie, dont un volume est tout entier consacré au défunt président-autocrate Heidar Aliev….
Source : Anne Dastakian – MARIANNE
21 février 2013