Dans «Rétrospective», roman qui vient d’obtenir le prix Médicis étranger, l’écrivain Avraham B. Yehoshua dresse un portrait sans concession de son pays. Interview.
Malgré ses 75 ans, Avraham B. Yehoshua n’a rien perdu de son éclat. Sa bonne bouille et son enthousiasme littéraire sont intacts. Sa ferveur politique, elle, a du plomb dans l’aile : le militant israélien pour la paix est rongé par l’angoisse. Est-ce ce qui a suscité l’envie de dresser un bilan ? Son héros, Yaïr Mozes, réalise le sien sur grand écran. Ce cinéaste israélien est invité à Saint-Jacques-de-Compostelle pour assister à une rétrospective de ses films : un flash-back qui le replonge au cœur de son œuvre tumultueuse et du destin de son pays, qui ne l’est pas moins. Face à son actrice fétiche, Ruth, il s’interroge sur le vieillissement et sur les raisons qui l’ont poussé à se séparer de Trigano, son scénariste. Couronnée du prix Médicis étranger, cette Rétrospective revisite plusieurs décennies de l’histoire d’Israël et dresse un portrait crépusculaire d’un pays en proie au fondamentalisme religieux.
Marianne : Au sujet de votre narrateur, vous écrivez : «L’art, même à l’automne de sa vie, demeure sa vocation ultime.» Est-ce aussi la vôtre ?
Avraham B. Yehoshua : Créer est une nécessité. Si j’écris pour la première fois sur un artiste, c’est pour examiner la puissance de création que j’ai en moi. La fonction de la littérature est à mes yeux de nous tendre les clés pour saisir les choses qui nous paraissent compliquées. Elle offre ainsi des signes ou des solutions qui nous permettent de comprendre ce que nous vivons. Grâce à l’art, même les choses les plus horribles peuvent devenir belles, tragiques ou pleines de sens. Kafka ne se sert-il pas d’un insecte comme métaphore de l’homme ? En revoyant ses premiers films, mon héros réalise la force du symbolisme et de l’absurde.
Vous avez dit : «La littérature consiste à témoigner de la réalité sociale d’un pays.» Qu’en est-il de l’écrivain israélien que vous êtes ?
A.B.Y. : L’écrivain est un témoin, mais pas un témoin direct. Il ne décrit pas les différentes couches de la société, comme un journaliste, car il va plus en profondeur. Aussi témoigne- t-il de quelque chose qui vient de l’intérieur. En livrant un regard neuf, il aspire à faire bouger la société. La littérature doit montrer la lutte morale, car elle décrit une situation humaine. Un écrivain perçoit le monde à travers le prisme de son âme, pas celui de la réalité. Ce roman reflète l’identité israélienne, dans ses composantes occidentales et orientales. Ma famille est séfarade marocaine, or ma culture est plutôt occidentale. Je vois les choses autrement… Alors que je pensais vivre dans un pays laïc, j’assiste au retour du fondamentalisme religieux, contre lequel nous devons lutter partout dans le monde. Le problème de mon pays est qu’il doit donner une réponse juive aux préoccupations de la vie quotidienne. L’autre problème, c’est le décalage entre nous et les pays voisins, notamment à cause de notre avancée technologique. Si nous voulons parvenir à un Etat binational, nous devons coûte que coûte poursuivre le dialogue.
La projection de l’œuvre de votre héros, Mozes, est un prétexte pour faire défiler le film de l’histoire d’Israël. Quel est votre regard sur son évolution ?
A.B.Y. : Mon roman reflète l’atmosphère des années 50-60, qui correspondent à mes débuts dans l’écriture. On perçoit l’histoire d’Israël, de la guerre de Six-Jours à aujourd’hui. Ce pays a beaucoup changé, pour le meilleur et pour le pire. On assiste aux fondements de la paix avec l’Egypte et on découvre la folie des Territoires. Les colonies engendrent une situation aussi pénible qu’irréversible. Ça va devenir impossible de scinder le pays en deux. Israël n’est pas le seul responsable du conflit, mais il ne peut pas continuer à occuper les territoires palestiniens. Le dialogue est indispensable. Je décris aussi l’angoisse quotidienne. Comment vivre une «vie normale» avec la menace de destruction totale ? Moi qui croyais en avoir fini avec la légitimité du pays, voici que l’Iran nous replonge dans l’impensable. Je suis pessimiste.
Est-ce le roman des désillusions ou celui de la réconciliation ?
A.B.Y. : Tout comme Mozes, je me demande comment intégrer le monde dans mon œuvre. Or, en vieillissant, on ne devient pas plus spirituel ! Mon objectivité quant à la politique me rend moins militant, moins énervé, moins concerné qu’avant. Je refuse néanmoins de regarder en arrière, car seul l’avenir compte. La rétrospective des films de Mozes lui permet de se réconcilier avec lui-même. Il partage un amour platonique avec Ruth, sa muse. Mon histoire d’amour avec la mienne dure depuis cinquante-deux ans, telle est la beauté de mon âge. Je rêve de rester actif et d’être apprécié pour mon travail. La mort ne m’effraye pas, elle est nécessaire à la vie, mais je me sens trop vivant pour mourir.
Propos recueillis par Clara Kane
Rétrospective, d’Avraham B. Yehoshua, Grasset, 480 p., 22 €.
Marianne2.fr
Mardi 4 Décembre 2012