Contrairement à ce que prétendent les médias néolibéraux, les élections législatives partielles du 27 octobre dernier n’ont pas configuré, à l’échelle nationale, un recul électoral des forces qui appuient la présidente Cristina Kirchner. Le Front pour la victoire (FPV), qui regroupe les péronistes liés au gouvernement, reste la première force au Sénat et à la Chambre des députés, bien qu’il ne dispose pas de la majorité absolue pour changer le dispositif constitutionnel interdisant deux réélections successives. En principe donc, la présidente ne pourra pas disputer un nouveau mandat en 2015.
Mais en se réjouissant de ce qu’ils appellent « la fin du cycle des Kirchner », les chefs de la droite néolibérale cachent, sous une formule banale, leur profonde irresponsabilité politique. Ils font semblant d’oublier la situation de ruine économique et de chaos social où se trouvait le pays en 2003, lorsque Nestor Kirchner est arrivé à la présidence. Environ 57 % de la population totale (soit près de 23 millions d’Argentins) était plongée dans la pauvreté, voire dans la misère, à la suite de la banqueroute de la dollarisation instituée en 1989 par Carlos Menem, l’un des pires larbins du néolibéralisme, à un moment où ils étaient trop nombreux. En 2006, sous Kirchner, ce taux était tombé à 27 %, soit environ 11 millions de pauvres et très pauvres. De 2003 à 2007, le taux moyen annuel de croissance du PIB a atteint 8 % et l’aide sociale aux plus démunis a fait sensiblement reculer la misère.
Candidate à l’élection présidentielle de 2007, Cristina Kirchner a triomphé au premier tour, avec près de 45 % des voix. Elle a tenu l’engagement de suivre les mêmes choix du gouvernement de son mari. Nestor Kirchner, à son tour, a assumé la direction du mouvement péroniste, à la tête duquel il a fermement soutenu le décret signé par Cristina le 11 mars 2008, qui portait l’impôt d’exportation du soja et du tournesol de 35 % à 44 % et de 35 % à 39 % respectivement. Cette mesure avait deux objectifs principaux : encourager la production de blé et de maïs (donc, indirectement, celle de viande), de façon à élargir l’offre d’aliments pour le consommateur argentin et briser la hausse des prix. En effet, la hausse persistante du prix des graines sur le marché mondial assurait à l’agrobusiness des bénéfices si considérables qu’ils approvisionnaient de moins en moins le marché intérieur et à des prix de plus en plus élevés.
Pour autant, pas question pour les grands latifundistes de payer plus d’impôts. Avec l’appui des trusts géants qui contrôlent l’agrobusiness à l’échelle internationale (notamment Bunge, Dreyfus, Archer et Cargill), ils ont déclenché une hargneuse offensive contre la « confiscation » de leurs bénéfices. Le soutien pratiquement unanime des médias privés a stimulé l’adhésion de nombreux petits et moyens producteurs ruraux aux bruyantes manifestations. Ils ont bloqué les routes avec leurs tracteurs et paralysé le commerce de graines. Mais à cette escalade de la droite a répondu une puissante mobilisation des syndicats ouvriers en défense du gouvernement. La confrontation s’est poursuivie pendant presque quatre mois, jusqu’au 5 juillet 2008, lorsque, par une majorité d’une voix, le Sénat a abrogé le décret de Cristina.
Cet échec n’a pourtant pas changé le rapport de forces politiques en faveur de la droite, pas plus que la mort prématurée de Nestor Kirchner, le 27 octobre 2010, à la suite d’un accident cardiovasculaire, alors que tous les sondages le plaçaient largement en tête de la présidentielle de 2011. Cristina a donc été amenée à disputer à nouveau la présidence. Elle l’a emporté, le 23 octobre 2011, dès le premier tour, avec plus de 54 % des voix, très loin devant les autres candidats. Parmi les défis auxquels elle a dû faire face ces deux dernières années, celui des trusts médiatiques. Gagné : au moyen de la loi des médias (ley de medios), elle a réussi à fixer des limites à la concentration desdits trusts, notamment du groupe Clarín, spécialiste de la manipulation de l’« information ». La bataille législative et judiciaire a été âpre, mais le gouvernement a finalement eu gain de cause. En Argentine, désormais, les barons de la presse ne pourront pas intoxiquer l’opinion publique avec leur habituelle désinvolture.
Plus incertain est le résultat du combat contre les pressions inflationnistes, dont la mémoire collective argentine garde un très mauvais souvenir. Contrôler la hausse des prix sans pour autant briser la croissance est un pari toujours difficile, mais il sera toujours préférable à la cruauté des « assainissements monétaires » néolibéraux. Pendant la période 2003-2011, sous Nestor, puis Cristina Kirchner, l’Argentine est sortie du chaos économique à un rythme quasiment chinois : 7,6 % de croissance annuelle moyenne et cela en dépit d’une croissance de 0,9 % en 2009, année où la crise financière des métropoles capitalistes a fait sentir ses effets les plus pervers. En 2012, la croissance du PIB s’est nettement ralentie (2,6 %), reflétant d’une part l’effort pour contrôler la monnaie et d’autre part la difficile conjoncture internationale. Cette année, elle devra atteindre 4 %, en dépit des sombres pronostics de la droite. Rien n’est donc joué, d’autant que si Cristina est empêchée de disputer la présidence en 2015, le FPV trouvera un nom pour la remplacer.
En tout état de cause, la fin du « cycle Kirchner » entraînerait la remise en question de la priorité de la croissance et de l’emploi, de la présence de l’État dans l’économie, de la lutte contre la pauvreté, de la politique étrangère indépendante, ainsi que du renforcement des liens de l’Argentine avec le bloc bolivarien et le Brésil. Si cette hypothèse se confirmait, les Argentins risqueraient fort de se retrouver encore une fois devant des impasses redoutables.