Le monde de l’architecture musulmane est loin de n’offrir que des gloires passées. Tous les trois ans, cet univers un peu méconnu du grand public, éclairé seulement de quelques étoiles internationales comme l’Égyptien Hassan Fathy ou le Sri-lankais Geoffrey Bawa, entre en ébullition autour de la cérémonie qui doit consacrer les meilleurs projets architecturaux réalisés au cours des années précédentes. Sous l’égide de Son Altesse l’Aga Khan, 49e imam de la communauté chiite ismaïlienne, le prix a la particularité de couronner des projets architecturaux qui ont fait leur preuve sur le plan de leur utilité humaine. Il ne s’agit donc pas d’applaudir devant les seules qualités esthétiques d’un projet, mais de voir si celui-ci a une utilité sociale, patrimoniale, économique ou écologique.
De plus, ce prix donné à cinq projets sélectionnés parmi plusieurs centaines a le spectre large : il peut concerner un projet patrimonial d’ampleur comme la restauration d’un bazar iranien ou une innovation faite à partir de moyens modestes, comme la récupération de containers pour fabriquer un hôpital de campagne. Pourvu que la beauté du bâtiment soit au service du mieux-être et au service – non exclusif – d’une communauté musulmane locale.
Rappelons que le prix Aga Khan d’architecture, créé en 1977, est un moment phare dans la vie de l’Aga Khan Development Network (AKDN). Ce groupe d’agences de développement privées créées par l’Aga Khan promeut le développement des communautés musulmanes, dans le cadre d’une éthique islamique fondée sur le partage, le respect de la vie, de la nature, de la culture et de la pluriconfessionnalité. Si ces agences bénéficient de moyens financiers très importants, l’éthique est essentielle dans le choix des secteurs d’activité de l’AKDN. La culture y occupe ainsi une place centrale. Que ce soit à travers le soutien aux musiques d’Asie centrale ou la restauration de certains quartiers de villes musulmanes éprouvées par la guerre, l’idée que la culture offre une vision positive d’une identité et est capable de générer un développement économique et social est un pari constant de l’AKDN. Le prix Aga Khan d’architecture a pour volonté de rendre à l’architecture musulmane son savoir-faire, sa créativité et son utilité, après des décennies d’abandon et d’aliénation culturelle, selon les propres mots de Karim Aga Khan.
Du cimetière au gratte-ciel
Cette année, les cinq projets sélectionnés se distinguent par une étonnante diversité. En effet, l’un des projets retenus n’est autre qu’un cimetière musulman situé en Autriche, dans une province industrialisée de l’ouest du pays, où près de 10 % de la population est musulmane. Le projet a démarré lorsque la communauté musulmane a exprimé son souhait aux autorités autrichiennes de pouvoir enterrer ses morts dans le lieu où ils ont vécu, c’est-à-dire en Autriche. Alors que la construction d’une mosquée fait toujours débat dans ce pays, celle d’un cimetière a créé un consensus inédit entre les autorités locales, les différentes communautés musulmanes présentes dans la région et l’Église catholique.
Le projet a mis neuf ans à voir le jour, et il a donné naissance au premier cimetière musulman public d’Autriche. Planté dans un cadre alpin, le cimetière de la commune d’Altach se démarque discrètement par la construction d’une salle de prière et d’ablutions possédant des ouvertures géométriques d’inspiration islamique. L’espace se déploie ensuite en cinq parties délimitées par de discrets murs en béton. Béton, bois et verdure sont ainsi les matériaux essentiels qui répondent à la fois aux besoins spécifiques liés au rituel funéraire musulman et au recueillement universel que suscite la présence des morts à travers les cultures.
Parmi les autres projets primés, il faut noter la rénovation du bazar de Tabriz en Iran. L’histoire est encore plus longue que celle du cimetière, car elle a commencé en 1993, soit juste après la fin de la guerre Iran-Irak. À l’époque, le bazar de Tabriz était en train de tomber en ruine, comme la plupart des autres bazars d’Iran. Les dernières boutiques fermaient leurs portes, tandis que les riches bazaris étaient partis s’installer dans des immeubles à appartements construits à la périphérie du vieux centre commercial que constitue le bazar. L’avenir de ce lieu couvert, fait de coupoles et d’arcades en briques datant du xviiie ne serait devenu qu’un souvenir sur carte postale si le directeur de l’organisation pour le patrimoine culturel en Iran, Seyyed Mohammed Beheshti, ne s’était penché à « juste » hauteur du problème : la question économique.
Il était vain en effet d’obliger les bazaris à rester dans des boutiques sans clients sous l’unique prétexte qu’elles avaient un intérêt patrimonial. Seyyed Mohammed Beheshti a alors décidé de restaurer une première allée sur fonds presque exclusifs de l’État. Cette rue restaurée a ramené tant de curieux et de clients que les bazaris sont revenus. Dans la foulée de ce succès, ils ont décidé de financer eux-mêmes la suite de la restauration, en l’organisant par tranches, ce qui permettait de maintenir l’activité économique. En quinze ans, ils ont restauré 5 500 boutiques, démultiplié la valeur immobilière de leurs échoppes et réinstallé leurs enfants – et leur avenir – au cœur du centre historique de Tabriz.
Les trois autres projets primés, non moins intéressants, sont le pont qui relie Rabat à Saler – sa banlieue pauvre –, la restauration du centre de Birzeit en Palestine et l’édification d’un hôpital fait de matériaux aussi utilitaires que les containers au Sud-Soudan. « Sur tous les plans, ces choix reflètent la préoccupation principale du prix, explique Farrokh Derakshani, son directeur, c’est-à-dire l’impact des bâtiments sur la qualité de la vie. Le concept n’est pas rare aujourd’hui, mais le prix Aga Khan parle de “dimension humaine” et de “durabilité” depuis 1977. » Plus de 100 projets ont été primés depuis la création du prix, contribuant à donner à l’architecture islamique contemporaine, ses lettres de noblesse.