Comment la farce grotesque qui divise le monde wahhabite, avec l’implication directe des États-Unis, risque de rendre le monde encore plus dangereux…
Lundi 5 juin 2017, vers 5 heures du matin, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Yémen (dont le gouvernement se trouve à Riyad !), les Émirats arabes unis et Bahreïn annoncent la rupture de leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Ces cinq pays accusent l’émirat de « soutenir et de financer le terrorisme ». Quel scoop ! Et quelle découverte de la part de pays, au premier rang desquels l’Arabie saoudite, qui financent effectivement, soutiennent et arment les factions de l’islam le plus radical depuis plus de 30 ans ! Une vaste plaisanterie tellement illustratrice de notre ère post-vérité/fake news, et plus c’est gros plus ça passe…
À la suite de cette considérable révélation, personne n’aurait dû douter que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France éternelle déposent en urgence un projet de résolution au Conseil de sécurité des Nations unies afin d’adopter de sévères sanctions – à tout le moins – contre un Qatar qui continue à bénéficier de privilèges politiques, économiques et fiscaux considérables dans ces mêmes pays occidentaux. En fait, il ne s’est rien passé ! Les vieilles démocraties (qui luttent prétendument contre le terrorisme et ses financements) se sont aussitôt murées dans un attentisme embarrassé, conciliateur et « pragmatique ». Une fois de plus, on doit se demander pourquoi, dès qu’il est question de terrorisme et de financement du terrorisme, la planète entière déraisonne complètement !
Financement rhizomatique
L’auteur de ces lignes travaille et enquête depuis plus de trente ans sur le rôle central de l’Arabie saoudite dans la problématique du financement de l’islam radical et du terrorisme islamiste. En 1998, notre livre Les Dollars de la terreur (1) – traduit dans plusieurs langues sans avoir fait l’objet de la moindre recension dans la presse parisienne – expliquait que, pour acheter sa tranquillité et la reproduction de sa dynastie ploutocratique, l’Arabie saoudite finançait nombre d’officines, d’ONG et de factions armées salafistes, non seulement aux Proche et Moyen-Orient, mais aussi en Asie, en Afrique, en Europe, et tout particulièrement en France.
Largement transnationales et rhizomatiques (sans donneur d’ordre central), les filières de financement du terrorisme islamiste impliquent non seulement l’Arabie saoudite et le Qatar (bien sûr), mais aussi les Émirats arabes unis, le Koweït (dont le système bancaire sert de plaque tournante), et encore différents opérateurs égyptiens (dont l’ex-banque Al-Taqwa) et occidentaux (américains, britanniques, allemands, néerlandais et suisses, entre autres). On n’a pas attendu les révélations des Panama-Papers pour expliquer comment les places off-shore – dont la majorité se trouve toujours sous pavillons américain et britannique – servent de lessiveuses aux flux financiers du crime organisé, des grands cartels de la drogue et des principaux bailleurs de fonds du terrorisme mondialisé.
Par conséquent, on pourrait aujourd’hui tout aussi bien rompre les relations diplomatiques avec la City de Londres, Wall Street, les îles Anglo-Normandes, les Bahamas, les îles Caïman et Vierges, Monaco et la Confédération helvétique ! Soyons sérieux : le Qatar, qui abrite certes les Frères musulmans et d’autres « malfaisants », n’est certainement pas le seul acteur – tant s’en faut ! – du financement du terrorisme, sans compter les multiples structures locales, endogènes, d’autofinancement de Jabhat al-Nosra (rebaptisé en « Forces démocratiques »), Dae’ch et d’autres groupes salafo-djihadistes mercenarisés avec l’aide des services turcs, américains, saoudiens et pakistanais…
Retour sur images
Le 19 mai dernier, 70 % des Iraniens participent à une élection présidentielle exemplaire par ses dimensions démocratiques, pluralistes et médiatiques. Proclamés dès le lendemain, les résultats officialisent la réélection du président modéré Hassa Rohani, saluée dans la soirée par une immense liesse populaire. Évidemment, les monarchies voisines font grise mine, au premier desquelles l’Arabie saoudite où les femmes n’ont toujours pas le droit de conduire, où l’on décapite au sabre quelque 100 condamnés par an, où les élections sont considérées comme un défi sacrilège à l’idéologie wahhabite la plus réactionnaire du monde arabo-musulman.
C’est précisément, le jour même de la proclamation des résultats de cette élection démocratique que le président américain décide de s’exprimer depuis Riyad, devant le parterre de représentants d’une cinquantaine de pays musulmans, pour lancer un appel à « isoler l’Iran » en l’accusant de… « soutenir et financer le terrorisme » ! C’est vraiment l’hôpital qui se moque de la charité ! Outre que 15 des 19 pirates de l’air des attentats du 11 septembre 2001 sont Saoudiens ou d’origine saoudienne, on ne compte plus les preuves de l’implication de la monarchie saoudienne dans le terrorisme international, notamment en France et en Belgique où la majorité des mosquées salafistes sont directement financées par Riyad !
Voulant d’abord occulter les résultats de l’élection iranienne, Donald Trump s’exprime donc depuis Riyad le 20 mai dernier, afin de déclarer une guerre ouverte à l’Iran avec l’appui non seulement des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), mais aussi de leurs supplétifs européens et israélien, Tel-Aviv étant trop contente de confirmer son rapprochement avec Riyad contre Téhéran et ses différents alliés russes, syriens et libanais. La suite est édifiante !
Le même jour, le Qatar se dit victime d’une campagne médiatique « mensongère ». Le lendemain 21 mai, l’émir du Qatar, Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, s’entretient en tête-à-tête avec Donald Trump à Riyad. Le 24 mai, le Qatar annonce que son agence de presse a été « piratée par une entité inconnue » et que de « fausses » déclarations ont été attribuées à son émir. Ce dernier aurait complimenté l’Iran et apporté son soutien aux Frères musulmans, entre autres. Des propos que des médias du Golfe s’empressent de relayer et d’amplifier malgré les démentis de Doha, qui ouvre une enquête. Le 25 mai, « Le Qatar divise les Arabes », titre le quotidien émirati Al-Bayane, tandis que le journal saoudien Al-Hayat affirme que les propos prêtés à Cheikh Tamim ont provoqué « une indignation à grande échelle ». Le ministre qatari des Affaires étrangères dénonce « une campagne médiatique hostile à l’État du Qatar ».
Le 28 mai, le ministre des Affaires étrangères émirati affirme que les monarchies du Golfe « traversent une nouvelle crise aiguë » et somme le Qatar, sans le nommer, de « changer d’attitude et de rétablir la confiance et la transparence ». Le 2 juin, selon le Qatar, des enquêteurs du FBI américain lui viennent en aide pour déterminer l’origine du « piratage » présumé de son agence de presse officielle. Le 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats, Bahreïn et l’Égypte rompent leurs relations diplomatiques avec Doha, ouvertement cette fois. Cette décision s’accompagne de la suspension des échanges terrestres, aériens et maritimes. Des compagnies aériennes telles qu’Etihad, Fly-Dubaï et Emirates annoncent également la suspension de leurs vols.
Le 8 juin, le Financial Times ressort une vieille histoire abracadabrantesque de paiement d’une rançon d’« un milliard de dollars » pour la libération d’otages de la famille royale du Qatar à des factions pro-iraniennes… Vérifications faites, il y a bien eu versement d’une rançon (de 200 millions de dollars), mais à des djihadistes d’une faction de Nosra, en cheville avec les services spéciaux américains…
La version des barbouzes allemandes
Partagée par plusieurs services européens de renseignement et les meilleurs observateurs de la région, la version des barbouzes allemandes ne manque pas d’intérêt. Craignant un coup d’État fomenté par les Américains et les Saoudiens, l’émir du Qatar aurait fait appel, il y a plusieurs mois, à des militaires et officiers de renseignement iraniens pour défendre son régime. L’émir sait de quoi il parle et garde en mémoire les coups d’État dynastiques. En effet, c’est avec l’aide des services américains que le 27 juin 1995, son père Hamad, qui occupait le poste de ministre de la Défense et chef des forces armées, destitue son propre père, l’émir Khalifa. Il sera à son tour évincé en juin 2013 au profit de son fils, l’actuel émir Tamin – qu’on accusait de dérives djihadistes et d’affairisme exacerbé dans les investissements occidentaux –, qui aurait été commandité par les services américains.
Dans ce contexte, Riyad reproche surtout à Doha sa trop grande proximité avec Téhéran, notamment en matière économique, puisque les deux pays gèrent conjointement et en bonne entente l’un des plus grands gisements gaziers de la planète. Par ailleurs, Doha a su rester éloigné – sauf médiatiquement via sa chaîne Al-Jazeera – des aventures guerrières lancées par Riyad, tant au Yémen qu’à Bahreïn où l’armée saoudienne réprime régulièrement dans le sang les manifestations pacifiques d’une population à majorité chiite.
Très bien implantés dans le Golfe, les services allemands soulignent aussi que l’Arabie saoudite cherche, depuis 2014, un prétexte pour mettre en accusation le Qatar au sein même du CCG. Elle insiste notamment, avec l’appui de l’Égypte du maréchal Sissi, sur le soutien actif accordé par le petit émirat wahhabite à la Confrérie des Frères musulmans et de ses prédicateurs, qui disposent de leur rond de serviette au sein de la chaîne de télévision nationale Al-Jazeera…
Cette analyse postule une conclusion politique et géopolitique difficilement contestable : fort du nouvel appui de Donald Trump, la monarchie saoudienne entend désormais neutraliser toute espèce de contestation à son hégémonie, non seulement au sein du CCG et de la Ligue arabe, mais aussi dans l’ensemble du monde arabo-musulman. Cette obsession hégémonique vise principalement l’Iran et ses alliés et partenaires.
Hégémonie saoudienne sans partage
Comme Donald Trump, les Saoudiens sont des marchands. Depuis la marginalisation de la dynastie des Hachémites et leur éviction du Hedjaz, qui abrite les lieux saints de l’islam (La Mecque et la Médine), cette bande de Bédouins du Nejd (2) n’a de cesse d’acheter et de pérenniser son improbable légitimité, tant à l’intérieur de la péninsule arabique qu’à l’extérieur, jusqu’aux confins du monde arabo-musulman. Cette obsession dynastique – visant la conservation d’un pouvoir absolu par tous les moyens – explique en grande partie sa diplomatie du chéquier tous azimuts. L’Arabie finance pratiquement tout et n’importe quoi pour assurer une hégémonie sans partage : celle du wahhabisme, de sa doctrine théologico-politique considérée comme le seul et véritable islam au monde…
Dans cette perspective, toute nuance, sinon différence, est perçue comme une insoutenable provocation, sinon comme un danger devant être absolument neutralisé. Lui aussi wahhabite, le petit Qatar ne l’entend pas ainsi. Depuis son émancipation de la tutelle britannique en 1968, il cherche à se distinguer en s’adonnant aux faiblesses de la grenouille de la fable de Jean de La Fontaine : elle veut se faire plus grosse que le bœuf saoudien !
Toujours est-il que Riyad se félicite de l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche après des relations difficiles avec un Barack Obama, maître d’œuvre de l’accord sur le nucléaire iranien. Obsédé par le fait de vouloir se différencier de son prédécesseur, le nouveau président américain en profite pour réaliser la plus grande vente d’armes de l’histoire contemporaine, tandis que ses clients confirment le deal en investissant des sommes tout aussi considérables aux États-Unis. Dans un monde globalisé – a-polaire – de la guerre de tous contre tous et où règnent exclusivement les exigences du marché, il n’est pas surprenant que la course à l’argent l’emporte sur toute autre considération !
En définitive, l’élément déclencheur de cette mise au ban du Qatar est surtout la signature d’un contrat de 15 milliards de dollars, conclu il y a quelques mois entre l’émirat et la société russe Gazprom pour la modernisation des plateformes du plus grand gisement de gaz naturel du monde : North Field ou North Dome, partagé par le Qatar et l’Iran. La nouvelle aurait rendu Donald Trump littéralement fou de rage, le président américain étant bien décidé à faire payer très cher au Qatar cette double humiliation irano-russe.
Le président américain veut faire payer les Mexicains pour la construction d’un mur anti-émigrés ; il veut faire payer les Européens pour leur défense, étant bien compris qu’il veut que la vieille Europe achète des armes et systèmes d’armes américains ; il a réussi à faire payer (très cher) les Saoudiens pour leur propre survie politique et géopolitique ; il rêve maintenant de faire main basse sur les plus grandes réserves gazières du monde, notamment celles qu’exploitent conjointement le Qatar et l’Iran.
Trump salue les attentats commis en Iran
En deçà et au-delà de ces machineries dont l’administration américaine ne perçoit pas toujours les nuances et la complexité, il apparaît clairement que la disgrâce du Qatar s’est faite, sinon après le feu vert de la Maison-Blanche, du moins en accord avec les décideurs du Pentagone et du secrétariat d’État. Comme s’est déclenchée l’offensive saoudienne contre le Yémen et comme se poursuit la répression sanglante de la population de Bahreïn. La rupture avec Doha intervient logiquement après l’appel de Donald Trump à « isoler l’Iran » et ses partenaires.
Il apparaît tout aussi logique, et dans la droite ligne de cette séquence, que des attentats terroristes, comme ceux du 7 juin dernier, frappent alors Téhéran. Les attaques du Parlement et du mausolée de l’imam Khomeiny ont fait 13 morts et une quarantaine de blessés. Elles ont été revendiquées par Daech, qui s’est attaqué pour la première fois à ce pays jusqu’alors totalement épargné… Trump a aussitôt affirmé : « Les États qui appuient le terrorisme risquent de devenir les victimes du mal qu’ils soutiennent. » Une position qui tranche avec les « condoléances » et « pensées » plus nuancées de la diplomatie américaine.
En définitive, il ne suffit pas d’accuser l’Arabie saoudite, qui n’est pas le seul acteur de la montée en puissance du salafo-djihadisme et d’un terrorisme mondialisé (3). Cette ploutocratie n’aurait jamais pu jouer un rôle aussi central dans la fabrique du terrorisme mondialisé sans une alliance organique avec les États-Unis. Celle-ci remonte au Pacte du Quincy, signé par Ibn Seoud et Roosevelt le 13 février 1945 pour soixante années et reconduit pour la même période par George W. Bush. Générée par les États-Unis et leurs partenaires, dont l’Arabie saoudite, la mondialisation contemporaine s’attache principalement à détruire les États-nations, les services publics et les politiques de redistribution sociale.
Le terrorisme mondialisé est devenu non seulement sa face cachée, mais s’impose de plus en plus comme son incompressible normalité…
En découvrant soudainement que le Qatar finance – à lui seul – le terrorisme…, Riyad et Washington prennent la responsabilité d’ouvrir une nouvelle faille dans le monde arabo-musulman, entre sunnites cette fois-ci, plus précisément entre wahhabites. Cette farce grotesque n’est pas seulement affligeante, elle est extrêmement dangereuse. Car à jouer ainsi les pompiers-pyromanes, Saoudiens et Américains ne peuvent plus, désormais, nous convaincre qu’ils sont décidés à lutter sérieusement contre le terrorisme contemporain.
(1) Richard Labévière : Les Dollars de la terreur – Les États-Unis et les islamistes. Éditions Grasset, novembre 1998.
(2) Le Nejd est un plateau situé entre 762 et 1 525 mètres d’altitude. La partie orientale comprend plusieurs villages établis sur des oasis, tandis que le reste du plateau est occupé par des Bédouins nomades. Étymologiquement, nejd signifie « haut plateau » en arabe. Mohammed ben Saoud ben Mohammed al-Mouqrin éclipse définitivement le clan rival Al Watban en 1727 et, grâce à son alliance avec le prédicateur Mohammed ben Abdelwahhab, fait du Nejd le centre du premier État saoudien en 1744.
(3) Richard Labévière : Terrorisme, face cachée de la mondialisation. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2016.