La scène inaugurale de ce livre suscite l’effroi : la femme de Wahhch Debch est éventrée de haut en bas. Dans ce ventre martyrisé, un fœtus perd la vie. Et dans la plaie ouverte, le meurtrier commet l’acte d’amour et dépose sa semence de vie au cœur de la mort. Une scène qui bouleverse d’emblée l’ordre du monde, la logique naturelle de la vie. Face à cet acte qui renvoie l’homme aux tréfonds de sa propre inhumanité, l’époux se lance sur les traces de l’assassin à travers une Amérique partagée entre ombres et lumières, entre sa part du diable et celle de Dieu.
Poussé dans les espaces maudits des réserves indiennes où l’harmonie d’une vie ancestrale a été profondément abîmée, Wahhch cherche, se perd, puis lentement retrouve les traces qu’il cherche, celles de l’assassin. L’univers qu’il traverse rappelle celui de Cormac McCarthy ou d’auteurs américains dont la plume brasse un monde plus large que soi, un monde où s’égrènent des villes aux noms bibliques ou historiques comme Athens, Horace, Jérusalem ou Carthage, où des hommes solitaires se terrent depuis plus longtemps que leur âge, où des combats de chiens mènent les plus faibles à la mort sans l’once d’une pitié, et où l’étranger est accueilli avec la suspicion que suscite un possible meurtrier.
Mais en cherchant à remonter aux origines de l’horreur, Wahhch croise parfois un ange, incarné dans les mots d’une femme ou dans un simple regard délicat comme un oiseau qui marcherait sur les bords du gouffre qu’il côtoie. L’espoir d’une réparation, d’un acte salvateur pour lui et pour le monde renaît alors.
Ce livre est pourtant plus qu’une traversée épique dans un pays paradoxal. C’est un Ovni. L’auteur s’est lancé l’incroyable pari de faire parler ceux à qui on ne donne jamais la parole, sauf dans les contes pour enfants : les animaux. À travers le flair d’un chien, l’œil d’un oiseau qui plane haut dans le ciel, la persistance d’une mouche attirée par une odeur, l’histoire de Wahhch se raconte, mais sans cette intelligence rationnelle qui lui est habituelle. Les détails sensoriels perçus par les animaux placent l’homme dans un cadre plus vaste que lui-même : celui de la création tout entière. De chapitre en chapitre – parfois pas plus long qu’une page –, l’homme est vu à la hauteur d’une chauve-souris ou à celle démesurée, d’une fourmi. Celles-là, le chien, la mouche le racontent avec une sensibilité qui capte ce qu’il ignore de lui-même.
Wajdi Mouawad réussit ainsi avec une virtuosité cinglante à faire entrer l’animal dans le monde humain sans jamais l’en séparer. Les frontières sont si brouillées que l’animal paraît souvent plus humain que l’homme et l’homme plus animal que l’animal. C’est au terme de cette épopée démiurgique que Wahhch finit par découvrir que le meurtre de sa femme reproduit celui de sa sœur au camp de Sabra et Chatila, en 1982. Que lui, Wahhch le « justicier », a été éduqué par l’assassin de sa sœur qui dans un ultime sursaut d’humanité, a sauvé l’enfant caché qu’il était. Une cachette entourée d’animaux morts avec lesquels il avait tissé ses plus puissants liens de vie.
Comment parler de ce livre ? Mal, tant il est hors du dicible et qu’il a inventé un autre monde.
Anima, Wajdi Mouawad, Éd. Lemeac/Actes Sud, 393 p., 23 euros.