Limitrophe du Mali, en proie à un conflit ethnique endémique qu’il n’a pas su ou voulu traiter à temps, et de la Tunisie et la Libye, embourbées dans un « printemps arabe » qui ne cesse de se dégrader en « hiver islamiste » avec son cortège macabre de victimes du terrorisme, l’Algérie vient de reprendre la parole. Elle dit haut et fort qu’elle ne saurait transiger sur la sécurité à ses frontières et sur la stabilité interne acquise de haute lutte à la suite d’une décennie noire particulièrement sanglante. Elle rappelle aussi deux constantes de sa diplomatie : ni ingérence dans les affaires intérieures des voisins, ni volonté d’hégémonie régionale. Ces messages fermes ont été adressés par le premier ministre Abdelmalek Sellal, au lendemain d’un entretien avec le président Abdelaziz Bouteflika, qui venait de charger le chef d’état-major de l’armée nationale, le général-major Gaïd Salah, d’« assurer la sécurité des frontières » algériennes. Même s’il n’y avait aucune urgence, le principe de précaution imposait de le rappeler à l’ordre du jour des armées. Mieux vaut prévenir que guérir.
Depuis le début de l’intervention militaire occidentale en Libye qu’Alger avait condamnée en son temps, après avoir prévenu ses promoteurs de ses conséquences inévitables pour la stabilité régionale, les dirigeants algériens observent que des « mouvements suspects » se déroulent à leurs frontières. Ils sont initiés le plus souvent par des milices en roue libre, bien armées, affiliées ou non à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Outre la rapine et les multiples trafics, leur objectif est d’élargir leur influence à des territoires voisins et de tenter de subjuguer leurs populations désarmées pour les embrigader dans des conflits dont les finalités leur échappent.
L’intervention française au Mali, en démantelant le « sanctuaire » islamiste du nord du pays sans cependant l’anéantir, a libéré plusieurs groupes terroristes qui se déplacent, depuis, avec une relative facilité dans l’immense désert. Enfin, Alger ne pouvait que redoubler de vigilance après l’implantation dans le mont Chaâmbi, aux confins de la frontière tunisienne, de groupes djihadistes tunisiens qui aspirent à une jonction avec des foyers terroristes résiduels disséminés notamment en Kabylie. Le ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, a indiqué à ce propos que l’armée algérienne, qui n’avait jamais déployé d’unités à la frontière tunisienne, a décidé de renforcer sa présence dans cette zone pour prévenir le déplacement éventuel de groupes armés entre les deux pays. En Tunisie, les journaux parlent de plusieurs milliers d’hommes bien équipés, chargés d’épauler en cas de besoin leurs homologues ratissant ces montagnes. « La coopération avec les services de sécurité tunisiens est bien menée. On n’a jamais eu de problème dans ce cadre », a précisé le ministre algérien.
Après l’attaque terroriste repoussée début janvier contre la base gazière d’In Amenas, l’armée algérienne a par ailleurs réorganisé son dispositif aux confins du Mali afin de se prémunir de nouvelles incursions. Les autorités locales s’emploient à réduire les tensions récurrentes entre Touaregs algériens et autres Touaregs de la région, qui ont trouvé refuge en Algérie pour échapper à la guerre civile malienne. Ces tensions ont éclaté à la mi-août en affrontements violents entre deux tribus, les Barabiche et les Idnane, à Bordj Badji Mokhtar, une localité frontalière distante de 2 200 km d’Alger, à la suite de la mort suspecte d’un jeune Targui. Des groupes séparatistes touaregs du nord du Mali appartenant au Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) se sont saisis du drame pour passer à l’offensive contre les Touaregs d’Algérie. « Ils veulent créer au sud de l’Algérie une zone d’instabilité, propice à leurs trafics en tout genre, affirme Nacer Hanani, membre local de l’Association algérienne de l’émancipation et des droits de l’homme. Nous refusons que des citoyens algériens soient impliqués dans des problèmes de l’Azawad », a-t-il ajouté.
Ce qui importe pour les Touaregs algériens, bien intégrés depuis toujours, c’est de préserver la sécurité dans leur région, qui connaît un développement rapide grâce à l’investissement public. Pour Ali Zaoui, expert des questions de sécurité, les « intrus » sont pour la plupart des contrebandiers touaregs venus du nord du Mali et de Libye pour se réapprovisionner après l’épuisement de leurs stocks. Ils cherchent à déstabiliser l’Algérie, seul pays encore stable de la vaste région sahélo-saharienne. Ils ont probablement manipulé les deux tribus rivales pour les dresser l’une contre l’autre, sur fond de querelles ethniques surannées.
Parlant de Jijel, qu’il visitait dans le cadre d’une vaste tournée à travers divers départements du pays entamée dès sa nomination il y a un an, le premier ministre a tenu à rassurer les Algériens : « L’Algérie a des crises à ses frontières, elle vit à proximité de volcans, mais elle saura faire face à toute tentative visant à porter atteinte à sa stabilité et à sa sécurité, et défendre ses citoyens. Nous pouvons nous défendre, nous n’avons peur de personne. Nous avons des moyens d’enfer en matière de défense », a-t-il dit. Il a indiqué qu’Alger, sollicitée pour assurer un leadership régional dans cette zone troublée, avait décliné ces offres internationales – venant notamment des États-Unis. Parce que « nous sommes pour l’apaisement et pas pour l’embrasement », a-t-il précisé, et parce que l’Algérie a toujours refusé de se laisser embrigader dans des stratégies qui lui sont étrangères. « La majorité des grands pays étrangers nous demandent avec insistance de jouer notre rôle de puissance régionale, nous en avons les moyens, mais nous sommes adeptes du bien, nous connaissons le prix de la stabilité et nous savons ce que veut notre peuple. » Alger préconise sans relâche le dialogue contre le langage des armes, pour trouver des solutions politiques aux conflits régionaux et internationaux.
L’armée algérienne, qui poursuit avec persévérance depuis des années son programme de professionnalisation des unités, s’est bien équipée pour faire face à toute éventualité à ses frontières. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), elle a renforcé ces dernières années ses capacités militaires terrestres, navales et aériennes, notamment à la suite de la crise libyenne. Ses services de renseignements figurent parmi les plus performants au monde, en particulier dans le domaine de la lutte antiterroriste où elle a acquis une solide expérience. Ses unités d’élite ont déployé à In Amenas des capacités d’intervention et montré un savoir-faire qui ont surpris plus d’un à l’étranger.
Revenant sur « l’exception algérienne » marquée par le refus du pays de se laisser entraîner dans les « printemps arabes », Abdelmalek Sellal a souligné : « On a voulu nous faire peur par cet automne arabe, ces printemps ou plutôt ces hivers que vivent certains pays arabes, les déstabilisations et que sais-je encore. […] L’Algérie qui a vécu une décennie pleine de difficultés, qui ont failli mettre en danger l’existence de l’État, est à l’abri de toutes ces turbulences. Elle n’a de leçons à recevoir de personne. Nous avons vécu l’insécurité et nous savons que notre peuple en a souffert. L’Algérie vit actuellement dans un climat de stabilité et de sécurité […]. Le gouvernement tient le bon cap. La démocratie ne consiste pas seulement à mettre un bulletin dans une urne. De cette urne peut sortir l’enfer. Il y a quelques années, l’urne nous a envoyé l’enfer. La démocratie, c’est aussi de participer à la gestion de la cité pour construire ensemble une société saine et sereine et apprendre à nous pardonner les uns aux autres. »
Au menu de la visite de travail du premier ministre à Jijel figurait le lancement avant la fin de l’année des travaux du terminal de conteneurs du port de Djen-Djen. Celui-ci est appelé, selon lui, à devenir le plus grand port commercial du bassin méditerranéen. La région verra dans la foulée la réalisation d’un nouveau complexe sidérurgique à Bellara. D’un coût estimé à 2,3 milliards de dollars, il doit produire 2 millions de tonnes d’acier par an en première phase et 4 millions de tonnes par la suite. Une pénétrante autoroutière Jijel-El-Eulma, reliant la région à l’autoroute Est-Ouest, le dédoublement de la voie ferrée actuelle et la construction d’une nouvelle ligne ferroviaire Jijel-Sétif devraient marquer la fin du relatif enclavement de ce département, qui bénéficie aussi d’un potentiel hydrique et agricole remarquable.
Abdelmalek Sellal a enfin appelé les Algériens à ne pas se laisser gagner par l’euphorie financière obtenue par une bonne gestion des deniers publics : « Ne parlons pas d’embellie financière. Il nous faut être vigilants et penser aux générations futures. Il ne faut jamais oublier par où nous sommes passés dans les années 1990, lorsque l’Algérie n’avait même pas de quoi importer un bateau de blé. »