En cinquante ans d’indépendance, l’Algérie a essayé successivement le dirigisme rigide inspiré de l’expérience soviétique, puis le libéralisme débridé de la mondialisation initié par Ronald Reagan et Margareth Thatcher, qui s’est imposé avec force aux pays émergents après la chute du mur de Berlin en 1989. Depuis le début des années 2000, elle a opté pour l’édification d’une économie sociale de marché, qui a pour objectif de ne laisser personne au bord de la route, avec un État fort, à la fois stratège, c’est-à-dire préservant la souveraineté économique nationale, régulateur – garantissant le respect des pratiques concurrentielles sur le marché domestique – et protecteur pour les plus démunis. Trois tâches qu’il n’est certes pas facile de mener de front, mais qui font partie des défis que le pouvoir s’est fixés pour sortir le pays de l’ornière.
En 1962, les autorités algériennes, sans grande expérience de la gestion étatique, héritaient d’un champ de ruines après sept ans et demi d’une guerre implacable, destructrice et cruelle. Aux bombardements sauvages de l’armée française (utilisation fréquente du napalm), il faut ajouter la politique de la terre brûlée de l’Organisation armée secrète (OAS), rassemblant les ultras de l’Algérie française. Au début de la guerre de libération en 1954, trois mots définissaient la situation des Algériens : misère, sous-développement, exploitation. Ils étaient plus de huit millions à vivre pratiquement confinés dans leur terroir, en marge de « l’Algérie moderne », européenne, qui étalait sa prospérité le long du littoral, sûre de ses droits et confiante dans son avenir. Lorsqu’ils ne parvenaient plus à gratter le sol pour assurer leur subsistance, des milliers d’indigènes (statut aboli en droit après la Seconde Guerre mondiale, mais qui existait de fait à la veille de l’insurrection) venaient s’entasser dans les bidonvilles des villes « européennes », ou dans les casbahs délabrées des villes « arabes ». Plusieurs dizaines de milliers d’autres, dans une situation de précarité et de dénuement qui en faisait des sous-prolétaires relégués hors des villes, s’étaient résignés à l’émigration en France.
En effet, l’emploi était rare en Algérie et le chômage galopant, au rythme d’une « exubérance démographique » qui ne se démentira pas longtemps après l’indépendance, et des restrictions d’embauche décidées par les employeurs européens dominant de très loin le secteur dit moderne de l’économie : industries manufacturières, agriculture capitaliste et services. Les Européens occupaient aussi l’essentiel des emplois administratifs et a fortiori la quasi-totalité des fonctions d’autorité. On ne comptera jamais plus qu’un haut fonctionnaire autochtone au gouvernement général, centre nerveux du pouvoir de la colonie. Leur niveau de vie moyen était dix fois plus élevé que celui des Algériens.
Dans cette Algérie duale, le colonat s’était accaparé les meilleures terres agricoles et les exploitait dans la seule perspective de l’exportation vers la métropole, son unique débouché. Celle-ci subventionnait systématiquement les spéculations de la colonie : vins, agrumes, notamment, et assurait sur le budget de l’État les grands travaux et les équipements nécessaires à leur expansion. Cette agriculture « moderne » prospérait ainsi au détriment de l’agriculture « traditionnelle » abandonnée au fellah comme un fardeau pour assurer sa survie. Les visiteurs venant de métropole rentraient choqués par le spectacle de mendiants, bidonvilles, gourbis qu’ils découvraient à l’orée des villes « européennes » et de pauvres hères marchant pieds nus au bord des routes. L’enseignement primaire n’accueillait qu’un enfant algérien sur dix en âge d’être scolarisé, tandis que 100 % des jeunes écoliers européens du même âge étaient scolarisés.
Les bombardements sauvages ordonnés par le général Challe dans la phase ultime de la guerre de libération aggraveront encore cet état des lieux : mechtas incendiées, villageois parqués dans des camps de concentration, récoltes brûlées, cheptels décimés, etc. Redresser le pays dans ces conditions relevait du miracle, alors que le pétrole restait entre les mains des entreprises françaises, qui avaient obtenu d’en garder l’exploitation dans le cadre d’un « code saharien » fort restrictif.
Après une phase de transition marquée notamment par la nationalisation des terres coloniales et des grandes industries, placées en autogestion, et par une phase de remise en ordre, la doctrine de développement se cristallisa autour d’un triptyque : révolution industrielle, révolution agraire, révolution culturelle. Les autorités s’inspiraient de la théorie de « l’industrie industrialisante » conçue par des économistes développementistes, qui cherchaient à brûler les étapes pour rattraper les pays développés. Mise en œuvre à la fin des années 1960, elle était basée sur la construction de pôles de développement industriel censés entraîner le reste de l’économie dans une spirale croissante qui assurerait à terme le développement global du pays. Une véritable « mystique » industrielle se saisit des Algériens, qui ne s’est toujours pas éteinte malgré la désindustrialisation amorcée dans les années 1980-1990. Le mot d’ordre de ces années fastes de l’industrialisation était : « Semer du pétrole pour récolter de l’industrie. »
Le 24 février 1971, le président Houari Boumédiène, cheville ouvrière de cette politique d’expansion industrielle, décidait de prendre le contrôle des sociétés pétrolières françaises à 51 %, et de nationaliser à 100 % le transport et l’exploration des hydrocarbures, pour les confier à la compagnie nationale Sonatrach. Créée quelques années auparavant, celle-ci accomplit la mission qui lui était confiée au-delà des attentes. Elle est aujourd’hui en tête des compagnies africaines tous secteurs confondus. Une quinzaine d’années d’activités intenses s’en suivit, marquée par l’ouverture de plusieurs « grands chantiers » dans la pétrochimie, la sidérurgie, le textile, la mécanique, la pharmacie, les matériaux de construction, etc. Ces années sont aussi à l’origine d’une véritable mutation de la société algérienne qui, dans un laps de temps relativement bref, est passée de la ruralité à l’industrie. Avec une brutalité qui générera des traumatismes d’autant plus profonds que le social n’avait pas suivi l’économique et que le choix de la haute technologie, décidé pour sauter une étape afin d’accélérer l’entrée dans la société industrielle, s’accompagna d’un défaut de maîtrise de l’outil de production.
Les adversaires de l’industrialisation sauront bientôt en tirer profit pour briser l’élan industriel amorcé, prétextant de « graves problèmes de rentabilité » et des erreurs de gestion. Ils passèrent à l’offensive la décennie suivante, à partir des années 1980, réclamant le démantèlement des complexes industriels, qualifiés de « monstres », et leur privatisation. Leur dessein fut favorisé par la chute brutale des prix des hydrocarbures en 1985-1986 qui laissa l’État sur la paille, après qu’il se fut laissé convaincre d’ouvrir le pays aux importations de biens de consommation courants, usant au-delà de toute raison de crédits commerciaux à court terme. La sanction ne tardera pas : l’Algérie fut placée en 1994 pratiquement sous la tutelle du Fonds monétaire international (FMI), qui lui administrera une thérapie de choc inspirée du « consensus de Washington ». Élaboré par les pays capitalistes dominants pressés d’étendre le néolibéralisme à toute la planète, ce consensus interdisait le recours aux leviers budgétaire et monétaire (taux d’intérêt) pour soutenir l’économie, exigeait la suppression des subventions publiques en faveur de la consommation populaire, la baisse des impôts et donc le tarissement des ressources de l’État – au nom du « moins d’État » –, la dévaluation de la monnaie nationale, l’ouverture du marché au commerce international et aux investissements directs étrangers (IDE), promus comme une panacée de la croissance, la privatisation des entreprises publiques, la déréglementation générale de l’économie et la sacralisation du droit de propriété, réputé intouchable même lorsque des intérêts stratégiques du pays sont en jeu.
Ces programmes dits de stabilisation macro-économique et d’ajustement structurel sous contrôle du FMI se traduiront pour l’économie algérienne par une profonde récession, accompagnée d’une forte inflation et d’un important chômage. Le pays mettra du temps à s’en remettre. Les couches populaires en furent les premières victimes. Les autorités algériennes se souviendront désormais que l’endettement n’est pas la solution et qu’il n’y a pas de souveraineté nationale sans souveraineté financière.
La décennie 1990-2000, qui vit le pays entraîné dans le terrorisme à la faveur de plusieurs erreurs politiques, fut aussi où s’installa le cancer des activités informelles portées par cette « économie du conteneur » servie par les sociétés « d’import import », comme on qualifie par dérision en Algérie ces acteurs dédiés uniquement à inonder le marché de produits venus d’ailleurs. La « ch’kara » (sac de billets de banque) se substitue à la vitesse de l’éclair au chèque dans les transactions monétaires – même les plus substantielles. L’État, tenu à l’écart de ces affaires, ne perçoit ni impôts ni taxes. Une voie royale est ainsi ouverte à la corruption. C’est « l’économie de bazar » contre laquelle l’État et d’autres opérateurs économiques engageront une guerre difficile qu’ils n’ont pas encore gagnée. L’informel représente encore 60 % dans plusieurs secteurs d’activité et brasse 40 % de la masse monétaire en circulation, selon des experts. Le premier ministre en exercice, Ahmed Ouyahia, l’a reconnu en juin dernier : « Le gouvernement a échoué devant les puissances de l’argent. L’argent commence à gouverner et à devenir un argent mafieux », a-t-il dit, imputant cet « échec » au « mauvais départ fait au début des années 1990 », lorsque les autorités de l’époque négociaient le tournant du néolibéralisme.
L’arrivée au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika en 1999 se traduira par un ajustement politique significatif. L’État, soutient-il, doit jouer son rôle de « régulateur » dans une économie de marché. Il donne par ailleurs un coup d’arrêt au bradage des entreprises publiques, considérées désormais comme un patrimoine public à préserver et à promouvoir. Mais surtout, le chef de l’État, fort de sa double légitimité d’élu national dans une présidentielle pluraliste et de promoteur et cheville ouvrière de la « réconciliation nationale » décidée pour clore le chapitre sanglant de la décennie rouge du terrorisme, donnera deux orientations essentielles : relancer l’économie par la dépense publique en déployant trois programmes successifs de financement de nouvelles infrastructures, et éponger au plus vite la dette extérieure héritée des années précédentes.
La décision stratégique de désendetter l’État en remboursant par anticipation les créanciers du Club de Paris ne fut pas tout de suite comprise. Elle fut même pointée eu doigt et raillée. Certains y voyaient carrément un avantage accordé sous la pression aux créanciers étrangers, qui n’en demandaient pas tant, disaient-ils. Mais depuis que les vents mauvais de la tempête financière mondiale soufflent par rafales sur l’économie mondiale, semant ravages, chômage et désolation, mettant à genoux le peuple grec et préparant des lendemains qui déchantent aux peuples italien, espagnol et portugais, les détracteurs de cette politique de précaution en sont devenus les thuriféraires.
Désormais, ils y reconnaissent une capacité d’anticipation et une vision globale de la situation. De fait, en remboursant par anticipation une dette qui dévorait, en seuls intérêts, une bonne part des recettes nationales en devises, le président Abdelaziz Bouteflika, rappelé aux affaires en 1999 après deux décennies d’incertitudes et d’hésitation et une crise morale sans précédent, a mis son pays à l’abri de la tourmente. Non pas que l’Algérie n’ait pas été éclaboussée par l’énorme pavé jeté dans la mare internationale par la faillite de la banque multinationale américaine d’investissements Lehman Brothers – aucune économie dans le monde n’est sortie indemne de ce tsunami. Mais elle en a limité au minimum les dégâts sur ses finances et sur sa croissance. On peut en outre imaginer ce qu’il serait advenu si, en plus de la pression politique exercée de l’extérieur par les promoteurs du « printemps arabe », l’Algérie, étranglée par la dette, s’était trouvée sans marge de manœuvre, incapable de faire face à la brusque montée des revendications sociales exacerbées.
Ces craintes sont désormais derrière elle. Cela ne devrait pas exonérer ceux qui avaient manifesté leur opposition à la politique du gouvernement de revoir leurs grilles de lecture. En effet, en redonnant des marges de manœuvre substantielles aux autorités, cette politique leur permet de garder en main à tout moment un levier essentiel. Pour l’avoir négligé, la Grèce est en train d’en payer chèrement le prix. Son cas indique clairement que le surendettement est incompatible avec toute politique de défense des intérêts nationaux. Depuis trois ans maintenant, les autorités grecques agissent de fait sous la tutelle financière de leurs homologues européennes – en tête desquelles l’Allemagne – qui leur dictent dans les moindres détails leur politique budgétaire. Celle-ci est conçue non pas pour soulager les populations, qui souffrent de la déflation avec son cortège de chômeurs et de déclassés, mis pour répondre prioritairement aux appétits démesurés du marché financier et des banques internationales.
L’essentiel de l’effort de développement des douze dernières années a été porté par la puissance publique. Elle s’est tournée vers la mise en place des infrastructures qui manquaient cruellement au pays : routes, ports, barrages, transports ferroviaires…, couplée à une judicieuse politique d’aménagement du territoire, accordant leur moyen de développement au Grand Sud et aux Hauts Plateaux, vastes territoires oubliés jusque-là de la croissance. Au total ce sont plus de 500 milliards de dollars qui auront été injectés en quinze ans pour revivifier les territoires, dynamiser l’agriculture, amorcer la construction d’une économie du savoir et renouer avec l’ambition industrielle malencontreusement abandonnée dans les années 1980-1990. Le débat actuel porte moins sur la légitimité de ces investissements et de leur nécessité que sur leur efficience et la part qu’aurait dû y prendre le secteur privé. Il est loin d’être clos.
En effet l’État, qui a porté à bout de bras le secteur public, dont la situation financière a été assainie à répétition, n’a pas trouvé auprès du privé le relais de croissance espéré. Pour des raisons historiques ce secteur, à quelques rares exceptions près, est faible, marqué par ses origines commerciales et ses structures familiales, peu tourné vers l’innovation, géré par des managers sans vision stratégique. Imprégnés de libéralisme, ceux-ci ont paradoxalement le regard tourné vers l’État auprès duquel ils cherchent sans cesse des solutions et surtout des aides et des marchés. Des économistes algériens se demandent même si ce secteur, constitué essentiellement de petites PME dans les secteurs traditionnels, n’est pas le principal rentier du pays, ses patrons cherchant sans arrêt à privatiser leurs bénéfices et à socialiser leurs pertes, selon la caricature très répandue du mauvais capitaliste. Outre des prêts bonifiés, ces patrons viennent de réclamer à nouveau le « rééchelonnement » de leur dette fiscale – en clair son effacement.
Depuis plusieurs années, les autorités s’emploient, parfois avec le soutien de l’Union européenne (UE), à mettre à niveau ces entreprises afin qu’elles jouent pleinement leur rôle d’acteur sur le marché domestique. L’élévation du niveau de vie aidant, ce rôle s’est beaucoup élargi ces dernières années avec l’apparition de nouveaux consommateurs dans tous les domaines. Mais, faute d’investissements, ces entreprises souffrent d’un déficit de compétitivité et ne parviennent pas à faire face à la concurrence impitoyable des produits importés – offerts à très bas prix, qui plus est sur le marché informel. Elles se plaignent en outre de la lourdeur de procédures bureaucratiques et des charges, des difficultés de financement auprès des banques – en même temps celles-ci se méfient des opérateurs peu fiables – et de l’absence parfois de main-d’œuvre qualifiée sur un marché du travail rigide.
Depuis 2009, l’Algérie vit sous un nouveau régime d’investissement, le 51-49 %, qui favorise les entreprises nationales, publiques et privées (51 %), dans leur partenariat avec les investisseurs étrangers. Il s’agit d’une remise en ordre après des années de laxisme. Le coup de barre, d’abord décrié et parfois combattu, a été finalement admis, la plupart des experts reconnaissant que l’économie algérienne avait souffert dans la période précédente d’une « dé-protection » qui lui avait été préjudiciable, notamment en termes de transferts de dividendes et de rapatriement de capitaux. C’est désormais sur ces nouvelles bases qu’elle est en train de se reconstruire en s’ouvrant à une mondialisation maîtrisée.