À l’issue de négociations ardues, l’Algérie a obtenu le report de trois ans, de 2017 à 2020, des clauses de l’Accord d’association signé en 2005 avec l’Union européenne (UE), prévoyant l’exemption de droits de douane sur une très large gamme de produits industriels européens entrant sur le marché algérien. Elle se donne ainsi un ballon d’oxygène de huit ans supplémentaires, à partir de cette année, pour maîtriser ses importations, reconstruire son industrie nationale mise à mal par des années de désindustrialisation dans les décennies 1980-2000, promouvoir ses exportations hors hydrocarbures et mettre son marché à l’abri d’une concurrence sauvage.
Le résultat n’était pas assuré d’avance, tant les Européens se sont montrés pugnaces à préserver l’acquis d’une ouverture inespérée obtenue à leurs conditions lorsqu’Alger, confrontée à un quasi-boycott international, cherchait à desserrer l’étau. En outre, dans la conjoncture de crise qu’ils traversent depuis 2008, les membres de l’UE, en particulier la France – dont le commerce extérieur affiche un déficit de plus de 75 milliards d’euros –, s’accrochaient à la moindre part de marché leur permettant de soutenir leur balance commerciale. Le ministre algérien du Commerce a reconnu pour sa part qu’il visait une période de grâce plus longue que les trois années obtenues, mais qu’au final c’était ça de pris. Chacun des deux partenaires a fait un pas vers l’autre pour préserver l’avenir.
Au-delà de ce report inespéré, l’Algérie cherche en fait à renégocier la totalité de l’accord qui la lie à l’UE. En effet, à l’usage, ce dernier s’est avéré plus un instrument pour forcer l’ouverture du marché algérien à l’échange inégal et brider l’action régulatrice de l’État, qu’un outil de partenariat équitable. Selon les statistiques algériennes, de 2005 à 2011, l’UE a exporté près de 100 milliards de dollars de biens et services vers l’Algérie, avec une moyenne annuelle de 20 milliards de dollars, tandis que les exportations algériennes hors hydrocarbures n’ont pas atteint 5 milliards de dollars sur la même période.
Ce déséquilibre commercial flagrant trouve sa source dans les besoins en biens d’équipements induits par les gigantesques programmes de relance économique (600 milliards de dollars en quinze ans) engagés par le président Abdelaziz Bouteflika. Il s’agit en effet de remettre à niveau les infrastructures du pays partiellement endommagées par plus de dix années de terrorisme et les étendre afin de couvrir de nouvelles activités. Le déséquilibre s’explique aussi par la faiblesse de l’appareil productif industriel laissé en déshérence dans les années 1980-2000 et le recul de l’agriculture. L’Algérie a fini par importer plus de 70 % de ses besoins, tous secteurs confondus. À eux seuls, les services ont représenté une hémorragie de près de 11 milliards de dollars, alors que le pays dispose d’une expertise reconnue sur le plan international, mais qui est paradoxalement mal ou peu employée.
Il faut enfin imputer le déséquilibre commercial au refus de l’UE de jouer loyalement le jeu de l’avantage comparatif avancé par les Européens en contrepartie de l’ouverture du marché algérien. Bruxelles a en effet opposé toutes sortes de normes non tarifaires pour refuser de laisser entrer librement les engrais algériens sur le marché communautaire. La compagnie nationale algérienne d’hydrocarbures Sonatrach a éprouvé les pires difficultés dans ses tentatives de mettre sur pied son propre réseau indépendant de distribution de produits pétroliers sur les marchés européens, notamment en Espagne et au Portugal. Et alors que l’État peine à remettre sur pied les vestiges d’un secteur public sauvagement démantelé dans les années 1980 sous la pression des ultralibéraux, avec pertes d’actifs, de salariés, de savoir-faire et de marchés (son assainissement financier a englouti quelque 50 milliards de dollars en vingt ans avec des résultats mitigés pour l’instant), le secteur privé ne s’est pas montré apte à prendre le relais, ne disposant ni de moyens financiers à la hauteur des enjeux, ni de capitaines d’industrie prêts à prendre la barre de la ré-industrialisation.
Une récente enquête de l’Office national des statistiques (ONS) indique que 83 % du tissu économique algérien est constitué d’entités commerciales et de services de petite taille, avec la prédominance de micro-entités familiales dans le tissu productif, incapables de rivaliser avec des concurrents étrangers. En fait, à la faveur de la libéralisation anarchique des années 1980-2000, la plupart des opérateurs se sont laissé tenter par l’« import-import » dans une logique de rente (le profit facile). Par ricochets, ils ont livré le marché national à l’informel.
Selon les données officielles, l’Algérie compte plus de 13 000 importateurs inscrits auprès des douanes, dont quelques centaines seulement se partagent 80 % du gâteau. Ils détiennent près de la moitié de la masse monétaire en circulation, faisant ainsi peser de lourdes menaces sur la valeur du dinar, et contrôlent 65 % des transactions sur les produits de première nécessité. Le marché parallèle est si juteux que des commerçants réguliers préfèrent s’affranchir de leurs contraintes fiscales, sociales et autres charges, pour rejoindre les cohortes de l’informel qui occupent en toute illégalité murs, passages et trottoirs aux quatre coins des cités. Les autorités estiment à 10 milliards de dollars par an le manque à gagner fiscal de l’État du fait de ces activités proliférant à la vitesse du cancer dans le tissu urbain.
L’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia a reconnu avec une brutale franchise, en avril dernier, que des lobbies politico-financiers pesaient sur l’action de l’État pour l’empêcher de réaliser son programme d’éradication de marchés de l’informel. « L’argent maffieux gouverne le pays », s’est-il exclamé, forçant quelque peu le trait d’une situation devenue effectivement alarmante. Une nouvelle campagne d’éradication des marchands à la sauvette vient d’être déclenchée à Alger et dans d’autres villes du pays dans l’espoir de faire enfin reculer le fléau.
L’UE n’a pas utilisé l’Accord d’association uniquement pour s’ouvrir le marché algérien, mais aussi pour tenter de peser sur les orientations stratégiques de l’État lorsque ce dernier a décidé, en 2009, de reprendre la main et de mettre fin à la dérive libérale. Il a ainsi exigé des investisseurs étrangers bénéficiant d’avantages exorbitants de faire participer des partenaires algériens (publics ou privés) à leurs entreprises à hauteur de 51 %. Une véritable cabale – soutenue par des chefs d’entreprises et des économistes libéraux algériens – s’est mise en branle pour faire reculer l’État. En vain. Ses inspirateurs, ainsi que ses têtes de pont locales, ont dû se rendre à l’évidence et se résigner aux nouvelles règles du jeu : passer désormais sous les fourches caudines d’un État décidé à défendre sa souveraineté économique.