Dans un documentaire d’une très grande rigueur, confectionné à partir de témoignages de première main et diffusé le 23 mars, la chaîne de télévision française FR3 a replongé les téléspectateurs dans les circonstances dramatiques de l’odieux assassinat des moines cisterciens de Notre-Dame de l’Atlas de Tibhirine, sur les hauteurs de Médéa, à une centaine de kilomètres au sud d’Alger. Le document balaie sans ménagement la thèse infâme d’une implication de l’armée algérienne, directement ou à la suite d’une « bavure » ou d’une « machination », dans l’enlèvement, suivi de leur assassinat, des sept moines dans la nuit du 26 au 27 mars 1996. Ils avaient choisi de rester au monastère pour témoigner de leur foi chrétienne durant la « décennie noire » du terrorisme (1990-2000), malgré les dangers qu’ils encouraient. Les moines, dont la tragédie a inspiré en 2010 le film émouvant de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, en étaient tellement conscients que leur prieur, frère Christian, écrivait quelque mois avant leur enlèvement : « S’il m’arrivait un jour d’être victime du terrorisme, j’aimerais que ma communauté, ma ville, ma famille se souviennent que ma vie a été donnée à Dieu et à ce pays. »
Le documentaire a été réalisé par Séverine Labat et Malek Ould Aoudia. La première, chercheuse au CNRS, avait assisté au milieu des années 1990 à Alger à la montée en puissance du terrorisme, avant de revenir sur les lieux du crime pour enquêter sur la tragédie de Tibhirine. Le second est correspondant à Alger de l’hebdomadaire français Marianne. Les coauteurs avaient entamé leurs investigations chacun de son côté avant de joindre leurs efforts pour rétablir des faits avérés, mais mis en doute pendant plus de quinze ans en France par un petit groupe d’intellectuels autoproclamés, de politiciens et de journalistes. S’appuyant sur des sources anonymes ou suspectes, ils s’étaient acharnés à trouver les « preuves » d’une implication directe ou indirecte de l’armée algérienne dans cette tragédie sans nom, sans craindre aucunement d’échafauder les scénarios les plus rocambolesques.
L’assassinat des moines avait été pourtant revendiqué par les Groupes islamiques armés (GIA), qui tenaient alors le maquis aux alentours du monastère cistercien, dans un communiqué sans aucune ambiguïté portant le n° 44, publié dans leur bulletin Al Ansar. Signé par Djamal Zitouni, chef des GIA, authentifié par les experts de l’antiterrorisme, il proclamait : « Nous avons tranché la tête de tous les moines », après le rejet par Paris de l’offre de « dialogue » du terroriste qui cherchait la reconnaissance de la France. Quelques jours plus tard, le 30 mai 1996, les têtes des sept suppliciés furent trouvées sous un arbre à l’entrée de Médéa, mais jamais les corps. Elles avaient été abandonnées dans une mise en scène macabre et cruelle destinée à frapper les esprits. Un des témoins cités dans le documentaire, Abou Mohammed, ancien émir des GIA, reconnaît sans manifester la moindre émotion : « Il n’était pas facile de prendre les corps en entier, alors ils [les terroristes] les ont décapités. Ils ont enterré les corps dans la montagne de Bouguera et moi j’ai emmené les têtes dans une voiture pour les jeter sur la route. »
Deux témoignages capitaux ont été recueillis par les coauteurs. Celui du chef terroriste Hassan Hattab, rival de Djamel Zitouni : « Zitouni m’a appelé pour me dire : je t’informe que j’ai tué les moines ce matin. » L’autre est celui d’Abou Imen, dernier geôlier des cistérciens : « Les moines ont été tous égorgés au couteau. Il [l’un des assassins] m’a dit : “Tiens, égorge !” Voyant que j’étais pétrifié, il m’a poussé et l’a égorgé. » Un agent de liaison des GIA, Abou Abderrahmane a même donné les noms de guerre des égorgeurs. Un dernier témoignage venant de l’adjoint de Zitouni, Laid Chabou, présent lors de la tuerie, donne froid dans le dos : « Celui qui tue les moines se rapproche de Dieu. Tous [les terroristes] avaient soif de meurtre, pas un qui refusait de les égorger tous les sept. »
D’une justesse de ton remarquable, ce documentaire parviendra-t-il pour autant à éteindre la polémique artificielle entretenue autour de la tragédie de Tibhirine ? Sobrement et avec l’humilité qui sied aux chercheurs, Séverine Labat en doute. Elle estime qu’il sera difficile de faire taire ceux qui veulent à tout prix absoudre les islamistes de leurs crimes. Sans doute. Mais il sera de plus en plus difficile aux procureurs à charge d’ignorer cette somme de témoignages précis et accablants versés au dossier par le seul documentaire qui ait jamais approché des acteurs directs impliqués dans la tragédie.