S’il fallait absolument sélectionner quelques images symboliques pour résumer la longue marche de la diplomatie algérienne durant les cinquante dernières années depuis l’indépendance du pays, il y en a deux qui viennent tout de suite à la mémoire. La première en1974. Cette année-là, le président de l’Assemblée générale des Nations unies, Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, ouvre le palais de verre de l’organisation internationale de Manhattan, jusque-là solidement verrouillé par le puissant lobby sioniste américain, à Yasser Arafat. Le leader palestinien y entre imperturbable, le pas assuré, un rameau d’olivier à la main, et à la ceinture son revolver qui ne le quittait jamais, malgré les véhémentes protestations des fossoyeurs de la cause palestinienne. Le 13 novembre 1974, dans une phrase saisissante restée dans toutes les mémoires, Yasser Arafat résume devant une salle pleine à craquer la stratégie de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à cette étape de son long combat pour la libération de ses terres usurpées : « Aujourd’hui, je suis venu ici avec un rameau d’olivier dans une main et un fusil de combattant de la liberté dans l’autre main. Ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main. Je le répète : ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main. »
Puis il rendit un vibrant hommage à son cadet qui suivait d’un œil vigilant ses premiers pas dans l’enceinte internationale, sous les regards hostiles des délégués américains et israéliens : « Nous vous connaissions en tant que sincère et dévoué défenseur de la liberté, de la justice et de la paix. Nous savons aussi que vous avez été à l’avant-garde des combattants dans leur lutte nationale héroïque pour leur libération. Aujourd’hui, l’Algérie a atteint une position éminente au sein de la communauté internationale qui lui permet d’assumer ses responsabilités et de gagner l’estime de la famille humaine tout entière. » Ce jour-là Abdelaziz Bouteflika, ému, savait qu’au nom de son pays – qu’il représentait depuis plus de dix ans déjà sur la scène internationale –, il était en train d’élever sur les fonts baptismaux l’État palestinien, qui finira tôt ou tard par renaître sur la terre ancestrale.
Quelques jours après, le 22 novembre 1974, à l’issue d’un débat tendu, l’Assemblée générale de l’Onu reconnaissait les « droits inaliénables » des réfugiés palestiniens, chassés de leur terre en 1948, de retrouver leurs maisons et leurs biens, en réaffirmant le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Dans une seconde résolution, l’OLP, stigmatisée jusque-là comme « organisation terroriste », était reconnue comme acteur principal dans l’établissement d’une paix durable au Proche-Orient et se voyait octroyer le statut d’observateur des Nations unies. Trente ans après, au grand désespoir d’Israël qui ne voulait d’une telle évolution à aucun prix, ces résolutions historiques constituent encore le socle du processus de paix dans la région.
La deuxième image est aussi émouvante et pleine de signification que la première. Elle remonte à janvier 1981. On y voit le ministre algérien des Affaires étrangères, Mohamed Seddik Benyahia, supervisant la signature à Alger d’un accord entre les États-Unis et la jeune République islamique iranienne pour mettre fin à la dramatique affaire des otages américains de Téhéran. Il s’agissait de la crise diplomatique la plus grave de la décennie, qui faillit dégénérer en une chaude confrontation entre la première puissance militaire du monde et un régime naissant, gonflé à bloc, adepte d’une idéologie sacrificielle au nom de Dieu. Durant 444 jours, du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981, cinquante-deux diplomates américains étaient retenus en otages par des étudiants iraniens survoltés qui avaient envahi leur ambassade en réclamant le retour dans son pays du chah Mohammed Reza Pahlavi, exfiltré quelques semaines auparavant, et le rapatriement en Iran de ses biens et de ses avoirs placés à l’étranger. Les négociations bilatérales traînant en longueur, le président américain Jimmy Carter, pour sauver ses ressortissants à la veille d’une élection présidentielle incertaine, tenta une opération militaire qui échoua lamentablement et lui valut la perte d’un deuxième mandat à la Maison-Blanche.
C’est dans cette atmosphère explosive que fut sollicitée la médiation de l’Algérie, qui était intervenue une première fois avec succès – Abdelaziz Bouteflika était alors ministre des Affaires étrangères – pour calmer les tensions entre l’Iran et l’Irak au sujet du golfe arabo-persique. Elle réussit le tour de force de réunir autour de la même table à Alger, en 1975, le chah d’Iran et le président irakien Saddam Hussein, pour la signature d’un accord historique qui continue à régir les relations entre les deux pays.
Dans la crise irano-américaine, Alger posa deux conditions pour accepter d’être médiateur et relever le défi : que les deux protagonistes lui fassent confiance sur la méthode de conduire les tractations, et qu’ils s’engagent à respecter scrupuleusement les accords qui seraient conclus. Washington n’a jamais oublié le rôle éminent joué par Alger pour parvenir à un épilogue équitable à cette tragédie qui a tenu le monde en haleine des mois durant. Redha Malek, autre limier de la diplomatie algérienne des « années de braise », en poste aux États-Unis lors de l’affaire des otages, se souvient d’avoir expliqué à son homologue iranien, dans la capitale américaine, la méthode algérienne fondée sur des principes fixés pendant la lutte de libération : « Vous avez un différend avec le gouvernement américain, pas avec le peuple américain. Ne laissez pas ce dernier se retourner contre vous. » C’est ce même comportement que le FLN avait observé à l’endroit des Français d’Algérie et de métropole pendant la guerre de libération afin de s’attirer la sympathie et le soutien de l’opinion publique française.
Mohamed Seddik Benyahia devait trouver la mort dans des conditions troubles lors d’une autre mission de paix entre Bagdad et Téhéran, peu avant la terrible guerre des années 1980 entre les deux pays. Son avion fut pulvérisé le 3 mai 1982 à la frontière turco-iranienne par un missile d’origine incertaine. Quinze cadres de son ministre ont partagé son sort tragique.
Si, par les temps qui courent, dans un monde qui change à vive allure et face à une mondialisation envahissante qui a modifié en profondeur la donne géopolitique, il n’est plus question de « rêver du passé », selon la belle expression de l’ancien premier ministre Smail Hamdani, il faut sans doute aussi se souvenir avec le vétéran de la diplomatie algérienne Salah Benkobbi que la « diplomatie algérienne a été une des armes de la Révolution pour le recouvrement de la souveraineté nationale ». De Bandoeng en 1955 aux négociations d’Evian en 1962, alors que les armes claquaient à l’intérieur du pays et dans les djebels, des jeunes en rupture d’études universitaires, le plus souvent mal à l’aise dans leur nouveau costume de « diplomates » de fortune, sans expérience mais mus par leur attachement à leur pays, la foi dans leur combat et une volonté de fer, sillonnaient les capitales du monde à la recherche d’un soutien international à leur cause nationale. Les mêmes conduiront les premiers pas de leur pays indépendant dans l’arène internationale jusqu’à « la cour des grands » où l’Algérie a conquis sa place de haute lutte.
Il suffit de poser la question du terrorisme, qui préoccupe aujourd’hui la plupart des pays du monde, pour que la réponse fuse : « Regardez du côté d’Alger comment traiter le problème. » Il est vrai que l’Algérie a affronté longtemps seule ce fléau, qu’elle a vaincu militairement et politiquement par ses propres moyens. Sa douloureuse expérience est un sujet d’étude dans toutes les académies de police et de gendarmerie à travers le monde. Ses services de renseignements ont acquis dans la traque des groupes armés un savoir-faire que les Américains aussi bien que les Français demandent à partager.
Il y a eu sans conteste un âge d’or de la diplomatie algérienne dans les années 1965-1980 lorsqu’Alger, « Mecque des révolutions », abritait des centaines de militants arabes, africains, asiatiques, latino-américains en lutte contre le colonialisme ou contre l’arbitraire dans leur pays. Ou lorsque le président Houari Boumédiène, du haut de la tribune des Nations unies, interpellait la communauté internationale pour l’établissement d’un Nouvel ordre économique mondial (NOEI) en faveur des pays pauvres du Sud, et que, dans une autre arène, à Lahore (Pakistan), il sonnait rudement le réveil de ses pairs de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) en leur rappelant : « Les peuples musulmans ne veulent pas aller au paradis le ventre creux. » Ces discours, appels, exhortations ont sans doute imprimé beaucoup de consciences dans ce que l’on n’appelle plus le Tiers-Monde aujourd’hui. Bien des réformes internationales parrainées depuis par les Nations unies sur les plans économique, social et culturel trouvent leur origine dans l’énorme effort intellectuel et politique consenti par la diplomatie algérienne de ces années fécondes pour défricher les problèmes et unir les rangs.
Cet âge d’or n’est sans doute pas révolu. Il continue à suivre son cheminement souterrain. Passées les décennies de régression, qui ont vu le monde sombrer dans ce que les néoconservateurs américains appellent un « chaos créateur » et assister au retour en force la diplomatie de la canonnière, il renaîtra sous une forme ou une autre. Il y a d’ailleurs plus que du frémissement en l’air dans ce sens. Récemment, le premier ministre Abdelmalek Sellal révélait que des grandes puissances – qu’il n’a pas citées, on pense à la France, aux États-Unis, à la Chine et à la Russie, notamment – avaient demandé à l’Algérie d’assumer un « rôle de puissance régionale » au service de la paix dans sa zone d’influence géographique. S’il a immédiatement ajouté qu’Alger s’y était refusée, il n’en reste pas moins qu’elle continue à surveiller comme le lait sur le feu les conflits attisés à ses frontières.
Qu’il s’agisse du Mali, où le nord du pays a été occupé pendant longtemps par les narcotrafiquants se réclamant d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), de la Tunisie, où un autre mouvement terroriste – ou peut-être le même –, Ansar al-Charia est en train de se déployer, ou, enfin, de la Libye, où l’État failli est livré à l’arbitraire de milices lourdement armées, Alger veut jouer à fond la carte du dialogue et de la négociation pour repousser les menaces et stabiliser de nouveau la région. Avec deux principes de base : non-intervention dans les affaires intérieures des États et respect total de leur souveraineté nationale. Ceux qui à Paris espéraient que l’armée algérienne franchirait ses frontières en janvier 2012 pour intervenir au Mali aux côtés de l’armée française au risque de l’enlisement en eurent pour leurs frais.
La diplomatie algérienne reste cependant extrêmement active au Sahel, comme l’atteste la tournée que vient d’effectuer son nouveau ministre des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, dans plusieurs pays de la région dès qu’il s’est installé à son poste à Alger. Lamamra est du reste un routier de l’Afrique (voir encadré). À l’image de ces deux diplomates chevronnés, l’Algérie a beaucoup donné à l’organisation continentale. De même que le chef de l’État algérien n’avait pas ménagé ses efforts pour donner corps au projet du Nouveau partenariat africain pour le développement (Nepad), aux côtés de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade. En ces temps où la controverse internationale bat son plein sur le nucléaire iranien, il faut rappeler avec quelle pugnacité le président Bouteflika continue à défendre le « droit intangible » des Africains au nucléaire civil, après avoir apporté le ferme soutien de l’Algérie à l’Iran dans ce domaine.
À contre-courant de ceux qui pensent que la « messe est dite » et que la Ligue arabe – qui a vu le jour avant les Nations unies – est devenue, à sa grande perte, un terrain d’affrontement stérile entre deux volontés hégémoniques : l’Arabie Saoudite et le Qatar, Alger ne donne absolument pas l’impression de vouloir se rendre devant le fait accompli, encore moins de vouloir abandonner le combat. Elle a son projet de réforme de l’institution, hélas gelé depuis le début des « printemps arabes », et elle n’a jamais manqué d’élever la voix contre les politiques qu’on qualifierait de défaitistes, aussi bien le sort de la Palestine que de la Syrie, assaillie depuis plus de deux ans par des groupes armés salafistes manipulés tantôt par Riyad, tantôt par Doha, souvent par les deux à la fois, avec la complicité active de Paris et de Washington.
Alger s’était opposée avec la plus grande énergie à l’intervention militaire franco-britannique en Libye. Elle en avait prédit les conséquences désastreuses, aujourd’hui avérées, en termes de propagation du terrorisme dans la région, – la dégradation de la situation militaire au Mali en est une conséquence directe – sur l’effondrement de l’État libyen qui se poursuit depuis deux ans sous les yeux indifférents des « justiciers » de l’Otan d’hier.
Alors que l’horizon maghrébin ce cesse de s’éloigner depuis l’émergence des « printemps arabes », Alger ne rate pas une occasion de rappeler qu’une « communauté de destins » lie les pays de cette partie de l’Afrique, qui trouvera un jour ou l’autre sa traduction concrète dans des institutions communes. Sans gabegie ni précipitation, lorsque les partenaires auront réussi à désamorcer toutes les bombes à retardement semées par le colonialisme avant de quitter la place. Il est en ainsi notamment de la question du Sahara Occidental qui reste en suspens depuis le retrait des Espagnols de cette colonie en 1975, en raison du refus du Maroc de laisser l’Onu organiser un référendum d’autodétermination pour fixer définitivement le sort de ce territoire aujourd’hui annexé par Rabat. Ces années de vaches maigres augurent-elles d’années plus fastes pour ces pays du sud de la Méditerranée, qui constituent un pont incomparable entre l’Europe et l’Afrique ?
De leur expérience diplomatique de plus de soixante ans, dans un monde qui s’est globalisé après être passé par des crises aiguës qui l’ont placé au bord du gouffre et qui a connu des mutations profondes – à commencer par l’effondrement de l’Union soviétique –, les Algériens ont retenu une grande leçon : « Ne jamais confondre vitesse et précipitation, ni action et agitation. » Parler peu, mais agir beaucoup : la diplomatie-spectacle n’a décidément pas cours sous les remparts d’El-Mouradia.