C’est un ouvrage à mettre dans toutes les mains, dont les Algériens devraient faire leur livre de chevet pour les décennies à venir. Un des fondateurs de l’Union générale des étudiants algériens, Belaïd Abdesselam, nationaliste de la première heure, cheville ouvrière de la nationalisation des hydrocarbures le 24 février 1971 par le président Houari Boumédiène, artisan de la stratégie d’industrialisation de son pays, y fait le récit passionnant et passionné d’une grande épopée de l’indépendance : la récupération par l’Algérie de ses richesses pétrolières et gazières. Mais ce n’est pas seulement l’histoire d’une rude bataille gagnée sur le néo-colonialisme français, c’est aussi l’histoire, fourmillant d’anecdotes, d’un parcours émaillé d’obstacles : celui d’un nationaliste intransigeant formé à la dure école de la guerre menée par sa génération pour la libération de l’Algérie. En un mot, l’ouvrage sobrement intitulé : Le Pétrole et le gaz naturel en Algérie (éditions Anep) est une magistrale leçon de nationalisme révolutionnaire dispensée par un aîné à ses cadets. Les jeunes générations et les générations intermédiaires devraient le lire, relire et méditer afin de se forger, au contact d’une source de première main, leur propre opinion sur les batailles qui restent à mener pour que l’Algérie, restaurée dans sa personnalité internationale et son indépendance en 1962, préserve son libre arbitre, sa souveraineté et son intégrité territoriale en assurant l’avenir de ses enfants. Ces mêmes « générations futures » au nom desquelles tant d’impostures ont été commises.
Se référant constamment aux faits – rien que les faits –, excluant toute démagogie, l’auteur reste solide sur ses appuis nationalistes : l’Algérie au-dessus de tout. Écrit dans un style accessible, écartant le jargon indigeste des juristes et celui des experts pétroliers, l’ouvrage de Belaïd Abdesselam remonte aux accords d’Évian, dont il reconnaît les insuffisances, pour disséquer les intentions inavouées de la France s’agissant des richesses pétrolières de l’Algérie, dont elle venait de reconnaître la souveraineté. Cette reconnaissance n’avait rien de spontané. « Les responsables pétroliers français avaient anticipé l’avenir non seulement en mettant en place un dispositif juridique et administratif destiné à vider le concept de souveraineté reconnu à l’Algérie de toute sa portée concrète, mais ils avaient poussé la volonté de prépondérance colonialiste jusqu’à refuser à l’Algérie toute velléité de sortir de la condition de sleeping partner [partenaire passif ou dormant] », rappelle l’auteur.
Il estime pourtant que les négociateurs d’Évian avaient eu raison d’accepter ce « compromis révolutionnaire » pour épargner le sang des Algériens, éprouvés par une guerre sauvage qui durait depuis près de huit ans, et leur éviter plus de souffrances. « En la circonstance, les dirigeants politiques de la Révolution algérienne qui avaient pris la décision de payer en argent et non en sang la reconnaissance de notre intégrité territoriale et de notre souveraineté sur le Sahara avaient bien jugé des intérêts du peuple algérien. » Tandis que certains maximalistes, sans prise sur des réalités fort complexes, s’en allaient en criant : « La France nous a rendu le Sahara mais sans le pétrole », il fallait pour d’autres une confiance sans bornes dans la dynamique révolutionnaire déclenchée par le peuple algérien en 1954 pour se convaincre que ses dirigeants, désormais maîtres chez eux, pouvaient desserrer la contrainte et renverser le rapport de force pétrolier établi à la sortie de la guerre. Ce fut le rôle d’équipes restreintes, formées sur le tas, aguerries au contact de l’adversité, entièrement dévouées à la cause nationale, dont la plupart sont restées dans l’ombre. Belaïd Abdesslam les rappelle au souvenir des jeunes Algériens, comme il dresse l’inventaire des astuces comptables et des subterfuges fiscaux par lesquels la France tentait de prendre par la main droite ce qu’elle venait de concéder dans la douleur de la main gauche.
Les étapes de cette guerre de tranchées sont connues : instauration d’un contrôle de change, remise en cause des « prix réels » au profit des « prix postés », du traitement fiscal de la redevance pétrolière, du Fonds de reconstitution des gisements (FRG), du « droit de préférence », etc. « Aucune mesure n’avait été épargnée pour réduire au plus bas niveau le résultat financier resté au bénéfice de l’Algérie », souligne l’auteur. Viennent ensuite les grandes manœuvres, avec la construction de l’oléoduc Haoud-el-Hamra-Arzew, premier ouvrage pris en charge directement par l’Algérie, à la grande stupéfaction des compagnies françaises. Puis les discussions sur le gaz que les Français voulaient confiner dans un statut mineur, alors que les Algériens, anticipant sur l’évolution du marché mondial, souhaitaient valoriser au même titre que le pétrole.
Les premières brèches dans les accords d’Évian furent portées par l’ouverture des négociations de 1965, accompagnées de la présentation par Alger d’un aide-mémoire d’une très grande clarté définissant ses revendications postindépendance pour l’établissement d’une coopération égale avec la France dans le domaine des hydrocarbures. La Sonatrach, première compagnie nationale d’hydrocarbures, avait pris entre-temps de l’envergure en créant des sociétés de service et en se déployant dans le monde à la recherche de nouveaux partenaires pétrolier, afin de rompre le tête-à-tête avec la France.
En fait, la période 1965-1971 fut celle d’une stratégie rampante, dont chaque décision préparait la grande bataille des nationalisations. Le président Boumédiène était persuadé, dès 1970, qu’il fallait « faire entrer la révolution dans le domaine pétrolier », mais tout devait être prêt à l’heure H pour affronter un adversaire coriace. Celui-ci n’a pas hésité à décréter le boycott du pétrole nationalisé – considéré par les compagnies françaises comme « volé » – et à mener une campagne virulente auprès des clients potentiels et des institutions internationales pour priver l’Algérie de tout soutien dans sa nouvelle bataille. Il fallait préparer des équipes pour prendre les sièges des sociétés à nationaliser, et d’autres pour prendre les affaires en main sur le terrain. « Tout particulièrement, il fallait nous assurer à l’avance qu’aucun incident n’empêcherait le pétrole et le gaz naturel de poursuivre leur sortie des puits de production et leur écoulement vers les ports de leur embarquement ou vers leur raffinage sur place. »
Belaïd Abdesselam s’étonne encore de l’aveuglement des sociétés françaises. « Les responsables des affaires pétrolières françaises s’étaient enfoncé le doigt dans l’œil, parce qu’ils n’avaient pas compris que les grandes sociétés pétrolières internationales avaient eu l’intelligence de pressentir à l’avance le sens et la force du mouvement qui portait les peuples du Tiers-Monde et du Monde arabe en particulier à ne plus se tenir les bras croisés devant l’exploitation de leurs richesses naturelles. » Il se souvient avec une jubilation à peine dissimulée de l’appel téléphonique qu’il reçut du président Boumédiène, alors qu’il participait à Tripoli à une conférence pétrolière : « C’est pour demain. » On était le 23 février 1971. Le 24 février, fête des Travailleurs, il assistait à la Maison au discours historique dans lequel le président algérien annonçait les décisions qui allaient faire entrer le pétrole algérien dans une nouvelle ère, celle de l’indépendance.
Belaïd Abdesselam ne ménage pas les pourfendeurs de la politique qu’il avait menée à la tête du ministère de l’Industrie et de l’Énergie, en usant d’images qui sonnent très juste : « Pour certains, il suffisait de s’installer dans leur véhicule et de le mettre en marche. D’autres avant de monter dans leur véhicule avaient été obligés d’abord de le fabriquer, avant de s’y embarquer. » C’était le cas de l’Algérie d’alors. Il n’a pas de mots assez sévères pour la politique menée par le président Chadli Bendjedid : « En choisissant la voie le conduisant à dénigrer, à noircir et à démolir l’œuvre du président Boumédiène, notamment dans le domaine des hydrocarbures, Chadli Bendjedid ne pouvait aboutir qu’au soulèvement populaire d’octobre 1988 qu’il allait noyer dans le sang du peuple avant de déboucher sur la tragédie des années 1990 [l’insurrection armée islamiste] », écrit-il dans cet ouvrage publié avant la disparition du défunt chef d’État. La désindustrialisation délibérée du pays, sous couvert de « réformes », fut à l’origine de drames sociaux qui préparèrent l’imposture islamiste.
Enfin, Belaïd Abdesselam, rappelé pour diriger le gouvernement entre 1992-1993 après l’assassinat du président Mohammed Boudiaf, vilipende ses prédécesseurs qui ont précipité l’Algérie dans les rets du Fonds monétaire international (FMI). « Les malheurs qui avaient frappé l’Algérie à la fin des années 1980 et au début de la décennie 1990 n’avaient été ni le résultat du hasard ni même de l’imprévoyance. Ils avaient été l’effet attendu d’une entreprise de démolition sciemment conçue et exécutée à cet effet […] L’Algérie et sa Révolution avaient été visées par une action conjuguée d’adversaires extérieurs et de meneurs internes qui leur avaient servi de complices, d’agents d’exécution ou tout simplement “d’honorables correspondants”, tous animés de longue date de la volonté de précipiter notre Révolution vers les voies de son aliénation et de sa déliquescence. » Implicitement ciblés, ceux que la rue algérienne continue à identifier sous le nom de « parti de la France » et de « laïco-assimilationnistes ».
Le Pétrole et le gaz naturel en Algérie, Belaïd Abdesselam, Éd. Anep, 2012, 764 p., 1526, 82 dinars.