Comme pour dissiper les ombres d’un passé douloureux, un éclatant soleil s’est mis de la partie pour saluer l’arrivée à Alger, le 19 décembre dernier, de François Hollande pour une visite d’État de deux jours, la première au Maghreb depuis son installation à l’Élysée il y a à peine sept mois. Il a ainsi voulu honorer le symbole fort du 50e anniversaire de l’indépendance algérienne, un geste auquel les Algériens ont été sensibles. Mais la célérité avec laquelle il a répondu à l’invitation du président Abdelaziz Bouteflika suggérait aussi que de lourds dossiers reçus en héritage du quinquennat Sarkozy étaient en souffrance, qu’il fallait rouvrir le plus rapidement possible.
Alger s’est faite plus blanche pour accueillir celui qui y avait passé un stage de huit mois en 1978 quand il était jeune énarque, et qui a accédé à la magistrature suprême cette année dans son pays. Entre ces deux temps forts, Hollande a vécu des moments d’intimité intense avec l’Algérie lors d’une visite officielle comme secrétaire national du Parti socialiste (PS) et une visite privée à la veille de sa candidature à la présidentielle. Issu d’une famille déchirée par la guerre coloniale, un père en faveur de l’Algérie française et une mère anticolonialiste, il s’est rallié à cette dernière avant de tracer son sillon au sein du PS. Il s’est imposé avec lucidité (son mot fétiche) un droit d’inventaire sur ce que fut la politique de ses aînés en Algérie. Dans son livre Devoirs de vérité, il assènera ainsi que la SFIO (ancêtre du PS) avait « perdu son âme dans la guerre d’Algérie […] en entraînant la France dans l’engrenage fatal de la guerre alors qu’elle avait été élue pour faire la paix. »
François Hollande était attendu à Alger avec en toile de fond une question lancinante : le président « normal » parviendra-t-il enfin à « normaliser » la relation franco-algérienne qui a évolué en dents de scie depuis un demi-siècle, tantôt décrispée, tantôt à la limite de la rupture ? Trouvera-t-il les mots justes pour apaiser les mémoires ? La longue confrontation entre les deux pays, depuis la conquête de l’Algérie (1830) jusqu’à la cruelle guerre d’indépendance (1954-1962), a fait que leur histoire commune fut loin d’être un long fleuve tranquille. Malgré les initiatives des historiens en faveur d’une « mémoire partagée », chaque pays continue à cultiver sa propre mémoire de ce que Paris ne reconnut que très tardivement en 1999 comme une guerre. Elle s’est satisfaite pendant des décennies de parler d’« événements d’Algérie » en occultant la torture, les exécutions sommaires des combattants nationalistes, qualifiés de terroristes, et les exactions contre les populations civiles dans le vain espoir de rompre le cordon qui les liait à la résistance.
Le pas en avant esquissé par Jacques Chirac en faveur de la reconnaissance des méfaits de la colonisation fut bientôt effacé par un pas en sens inverse avec un décret célébrant ses bienfaits. L’abrogation de la disposition scélérate, sous la pression des démocrates français relayant les véhémentes protestations algériennes, n’est pas parvenue, sept ans après, à venir à bout de l’indignation. Jouant la carte d’une « droite décomplexée » ouverte sur l’électorat d’extrême droite, Nicolas Sarkozy, le prédécesseur de Hollande, préféra réserver ses « excuses » aux harkis – ces Algériens qui prirent les armes contre leur peuple dans les rangs de l’armée d’occupation avant d’être abandonnés à leur sort par le pouvoir français – et renvoya dos à dos colonisés et colonisateurs dans une symétrie relevant plus d’une esthétique déplorable que de la vérité historique.
Devant les deux Chambres réunies du Parlement algérien, usant de mots sobres, pesés au trébuchet, François Hollande, qui évoluait sur une corde raide, a dit l’essentiel de ce que les Algériens souhaitaient entendre, sans l’exiger formellement. Il s’est contenté d’un service minimum, « sans repentance, ni excuses », en répondant à l’appel du président Abdelaziz Bouteflika à dépasser la « guerre des mémoires ». « Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal. Ce système a un nom : c’est la colonisation. Je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien », a-t-il dit, se plaçant sous le patronage de l’anticolonialiste Georges Clemenceau, le « père la Victoire » de la Première Guerre mondiale, plutôt que sous celui du chef du parti de l’expansion coloniale, Jules Ferry, célébré par ailleurs en France pour sa politique en faveur de l’instruction publique.
Ces souffrances « demeurent ancrées dans la mémoire et la conscience des Algériens », a ajouté le président français. Il s’agit notamment des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata du 8 mai 1945, lorsque « la France manquant à ses valeurs universelles » a livré les populations des trois villes de l’Est algérien à la vindicte colonialiste : 45 000 morts. « La vérité doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial […] par une guerre qui refusait de dire son nom. Nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture […]. La vérité ne divise pas, elle rassemble. La vérité, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, doit être dite », a-t-il martelé. Discours politique, tout en nuances, qui a su éviter le piège tendu par les appels à faire du passé table rase et de jeter ainsi un voile pudique sur un passé colonial infâme d’oppression, de spoliation et d’exploitation.
Ce pas difficile franchi sans trébucher, François Hollande s’est livré à une présentation du « nouvel âge », selon ses mots, qu’il veut inaugurer dans les rapports franco-algériens, en tournant la page du passé tumultueux. « Je ne viens pas pour faire du commerce, mais pour inaugurer un temps nouveau », a-t-il dit. Pragmatique, il a souligné : « La proximité entre la France et l’Algérie n’est pas une incantation, ni une invention, une abstraction ou une construction. C’est une réalité. » Il a invité les deux pays à « passer à la vitesse supérieure » pour construire un « partenariat stratégique, d’égal à égal » autour de la Méditerranée. Il les a appelés à en être le moteur, comme l’Allemagne et la France furent le moteur de l’Europe. « Ce que nous pouvons faire, faisons-le : partager des savoir-faire, inventer un nouveau mode de développement », a-t-il expliqué, en identifiant quatre défis à relever : promouvoir les échanges technologiques, scientifiques, industriels, commerciaux bilatéraux, « encadrer et valoriser » la jeunesse par un programme ambitieux d’éducation et de formation, assurer une circulation fluide des personnes entre les deux pays et œuvrer en faveur de la paix et la sécurité dans le monde.
« François Hollande n’a occulté ni le passé ni l’avenir », a réagi à chaud le ministre algérien des Affaires étrangères, Mourad Medelci. Les intenses entretiens sur les dossiers internationaux entre les deux chefs d’État ont permis à François Hollande d’ajuster ses perspectives dans ce domaine où, a-t-il reconnu, le président Bouteflika fait preuve « d’une sagesse et d’une expérience » qu’il faut savoir écouter. Le Mali, où le Conseil de sécurité de l’Onu a autorisé une opération militaire africaine pour en déloger les terroristes, sera le premier test de cette coopération renouvelée. Mettant en sourdine un discours de va-t-en-guerre adopté initialement, Paris s’en est remis à Alger pour explorer toutes les voies d’une solution politique avant de faire parler les armes. Même inflexion sur le Sahara Occidental. En répétant avec force que la France ne reconnaissait pour résoudre ce conflit que « l’Onu, rien que l’Onu et toutes les résolutions de l’Onu » et en rappelant que « le droit à l’autodétermination des peuples ne se discute pas », François Hollande s’est démarqué de ses deux prédécesseurs, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, dont le « tropisme marocain » a retardé la solution.