En Algérie, il y va de l’enseignement supérieur – et de l’enseignement en général – comme du football : chaque Algérien a dans la tête l’équipe nationale idéale capable de remporter tous les trophées du monde. Elle est bien sûr différente, et forcément meilleure, que celle que propose l’entraîneur national, sûr pourtant de disposer des données indispensables et de détenir l’expérience, tout en ayant le recul nécessaire pour prendre la décision. S’il y a autant d’entraîneurs que d’Algériens, on peut dire, en exagérant à peine, qu’il y a autant de ministres virtuels de l’Enseignement et de la Formation que d’étudiants ou, à tout le moins, que d’enseignants et de parents d’élèves. Chacun est prêt à exposer sa réforme, les objectifs, les moyens et les programmes qui vont avec, et il ne s’en prive pas. En public comme en privé. On ne compte plus d’autre part les séminaires centrés sur le thème majeur de l’enseignement et la formation. La presse pullule, enfin, de débats et de contributions sur le sujet, à donner parfois le tournis.
Il faut bien sûr voir dans cette effervescence intellectuelle le reflet du pluralisme politique et de l’ouverture démocratique que vit le pays depuis une quinzaine d’années, ainsi que l’intérêt immense porté par la société à tout ce qui a trait à l’éducation et la formation des nouvelles générations – elle qui a en avait été sevrée pendant la longue période coloniale. Mais on peut aussi y mesurer la distance entre des ambitions partagées et la réalité qu’il faut apprivoiser dans sa complexité. Deux chiffres situent le décalage entre l’ère coloniale pas si lointaine et la période post-indépendance : moins de 600 étudiants algériens dans l’unique université de la colonisation installée dans la capitale, bientôt deux millions d’étudiants dans les quarante-trois universités de plein exercice et les quelque cinquante établissements universitaires couvrant la totalité des départements depuis l’indépendance ! À parcours similaire et taille comparables, l’Algérie compte trois fois plus d’étudiants que le Maroc.
Voulue avec ténacité par les responsables politiques dès le début de l’indépendance, la démocratisation de l’enseignement supérieur a atteint son but. Quoi qu’en disent ses adversaires – dont certains ont été les premiers à en bénéficier dans les années 1965-1970 –, qui la qualifient aujourd’hui avec dédain de « massification » en l’expurgeant de son contenu politique progressiste. Il s’agissait bien, au contraire, d’une option de base figurant parmi les fondamentaux de l’État algérien.
Pour rappel, on était classé comme « intellectuel » en Algérie il y a à peine cinquante ans lorsqu’on décrochait le bac, et réputé « évolué » – digne, donc, d’accéder à la citoyenneté pleine et entière et d’être naturalité français – avec seulement le certificat d’études primaires ou le brevet élémentaire. On n’en est plus là. Par ailleurs, la démocratisation de l’enseignement s’est conjuguée avec une baisse constante du nombre d’analphabètes et du taux d’analphabétisme, ainsi que la progression des enseignements primaire et secondaire. Près de 100 % des enfants d’âge scolaire trouvent désormais une place sur les bancs de l’école. Le nombre de bacheliers n’a cessé de croître au fil des ans, participant à une élévation générale du niveau culturel de la société.
L’enveloppe financière consacrée au développement de l’enseignement supérieur par le seul plan 2010-2014 s’élève à 10 milliards de dollars, selon les chiffres officiels. Bon an, mal an, le budget alloué à l’enseignement supérieur et à la recherche scientifique représente environ 2,5 % du PIB. Lors de la rentrée universitaire de septembre dernier, quelque 1,3 million d’étudiants ont rejoint les amphithéâtres sur l’ensemble du territoire. Près de 30 000 sont inscrits dans les divers doctorats. La plupart des étudiants algériens bénéficient d’une bourse de l’État et, outre le transport et le restaurant universitaire pratiquement gratuits, plus de la moitié sont hébergés pour une contribution fort modeste dans les 400 résidences universitaires qui maillent le pays.
À Alger, deux nouvelles facultés de droit et de médecine viendront bientôt enrichir l’immense ville universitaire qu’est devenu le quartier de Ben Aknoun, sur les hauteurs de la ville. Le nouveau ministre Mohamed Mebarki, ancien recteur d’Oran et ancien ministre de la Formation professionnelle, a annoncé leur ouverture partielle dès cette rentrée pour les premières années. La faculté de médecine, d’une capacité de 10 000 étudiants (91 salles de cours, 12 amphithéâtres, 40 laboratoires, une bibliothèque et un auditorium lorsqu’elle sera achevée), accueillera dès cette année 2 000 étudiants de première année dans diverses spécialités (médecine, chirurgie dentaire et pharmacie). La faculté de droit prévue pour accueillir elle aussi 10 000 étudiants avec ses 22 amphithéâtres, 58 salles de cours, son auditorium de 1 000 places et sa bibliothèque, recevra pour sa part dès cette rentrée 4 000 étudiants de première année.
Rappelons par ailleurs que la capitale algérienne abrite l’une des plus grandes universités de sciences et de technologie d’Afrique et du Proche-Orient. Elle compte cette année 33 000 étudiants. En quarante ans d’existence, cette université, conçue par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer dans le style qui lui était propre, et qui porte le nom du président Houari Boumédiène, son promoteur, disparu en 1978, a formé plus de 71 000 cadres. Ils occupent pour la plupart le haut du pavé au sein de la société.
La bataille idéologique acharnée menée pendant des années par les partisans du maintien du français comme langue unique d’enseignement à tous les niveaux de l’enseignement, au détriment de la langue arabe qui aspirait à reprendre sa place au sein de l’institution universitaire, est aujourd’hui loin derrière elle. Mais l’université algérienne subit ces dernières années des attaques frontales sur la qualité des enseignements qu’elle dispense et des savoirs qu’elle transmet. Elle est aussi critiquée pour son éloignement présumé des entreprises, qui, selon leurs patrons, ne trouvent pas sur le marché les profils professionnels compétents qu’ils recherchent. L’absence des universités algériennes dans le classement dit de Shanghai des meilleures universités du monde sert de chiffon rouge facile agité en toute occasion par les critiques, qui ne ratent aucune occasion pour tenter de décrédibiliser l’institution dans son ensemble.
Aucun des bâtisseurs de l’université n’a jamais prétendu que, dans la phase délicate de sa construction, elle arriverait à satisfaire aux critères particuliers de ces classements mondiaux, fondés entre autres sur la qualité de la recherche, le nombre des prix Nobel et des publications scientifiques à retentissement mondial, ainsi que sur l’usage des technologies de l’information et de la communication, etc. La priorité n’était pas là. Mais les efforts se sont poursuivis ces dernières années pour accroître le nombre de chercheurs (60 000 enseignants-chercheurs actuellement et plusieurs milliers de doctorants), leur assurer un encadrement de qualité, former les équipes de recherche et mettre à leur disposition les laboratoires et les équipements indispensables. Il n’est donc pas exclu que quelques établissements parmi les plus en vue à Constantine, Alger, Blida et Oran émergent sous peu du lot pour trouver leur place parmi l’élite internationale.
Repoussant l’accusation de « médiocrité » des formations, de nombreux professeurs font valoir que leurs étudiants réussissent fort bien en post-graduation dans les universités étrangères, où ils trouvent souvent leur place dans les équipes de recherche et parmi les enseignants. En France, on dénombre près de 8 000 médecins issus des facultés algériennes dans diverses spécialités exerçant dans les hôpitaux.
Plus exigeante est la critique concernant la proximité des entreprises de l’université. Tant il est vrai qu’elle passe, dans bien des pays en développement, pour être une « usine à chômeurs ». L’aptitude du système de formation à répondre aux besoins du marché du travail est régulièrement mise en cause. En réalité, l’idée d’une « professionnalisation » des formations et d’une coopération entre les universités et les entreprises n’a jamais été étrangère aux préoccupations des responsables des universités. Des conventions en ce sens sont en vigueur. De nombreux masters spécialisés créés à la demande de certains utilisateurs l’attestent amplement. De même que plusieurs laboratoires universitaires travaillent sur des projets qui leur ont été soumis par des entreprises. La réindustrialisation du pays entamée ces dernières années et la préparation de l’après-pétrole, impliquant une diversification de l’appareil de production, devraient accentuer cette tendance, comme la désindustrialisation brutale des années 1980-2000, ont sans doute contribué à la freiner. C’est désormais un enjeu majeur pour les décennies à venir que l’université se doit d’affronter.