Le brusque accès de fièvre dans le Sud est le résultat d’un immense malentendu. Entre l’État qui estime avoir fait son devoir en accordant à ces régions désertiques autant de moyens pour leur développement que les autres régions déshéritées du pays et les jeunes qui affirment être des laissés-pour-compte, il y avait indiscutablement un chaînon manquant. Les jeunes ont manifesté pour attirer l’attention des autorités sur le système inique de sous-traitance de la main-d’œuvre, que celles-ci ont pourtant tout le temps combattu mais qui n’a cessé de renaître de ses cendres.
Dans l’univers pétrolier, la sous-traitance de la main-d’œuvre de base, mais aussi des techniciens supérieurs et des ingénieurs, est la règle au Sahara depuis l’installation des premières sociétés exploitantes françaises avant l’indépendance comme dans le reste du monde : États-Unis, Arabie Saoudite, Libye, Nigeria, Venezuela, etc. C’est l’essaimage ou l’intérim, un système censé assurer une « flexibilité » maximale à aux employeurs qui procèdent aux recrutements par projets et y mettent fin au terme de chaque mission. En Algérie, les partenaires étrangers de l’activité pétrolière y ont recours à grande échelle. Seule la compagnie nationale d’hydrocarbures Sonatrach dispose de ses propres effectifs, soit 120 000 employés environ au total en comptant les filiales. Ils bénéficient de toutes les dispositions légales régissant l’emploi, avec un système de protection sociale très avancé.
Selon les jeunes manifestants du Sud, le système de recrutement régissant l’emploi dans le Sud ne leur assure aucune protection ni aucune perspective de carrière. Il est également perverti par la cupidité des « tâcherons » de la sous-traitance, habiles à passer outre les règles du secteur, et par les interventions « extra-régionales » en faveur de candidats à l’emploi de tous les autres coins de l’Algérie qui leur permettent de se présenter devant les employeurs avec de solides recommandations. Frustrés d’appartenir à une des régions qui abrite la totalité de la richesse pétrolière et gazière du pays, ces jeunes du Sud, qui alignent souvent autant d’années d’études que leurs concurrents et se prévalent de spécialisations similaires, ont l’impression – sans doute fondée – que les locaux passent derrière les « pistonnés » venus d’ailleurs.
Pour l’État, c’est une équation difficile. Il est impensable qu’il réserve l’emploi aux seuls natifs de chaque région, car cela risquerait de bloquer toute mobilité géographique des travailleurs et d’alourdir le coût du travail pour l’ensemble de la collectivité. Mais il lui faut ouvrir des canaux pour que les candidatures soient examinées équitablement, en donnant, s’il le faut, un coup de pouce, à compétences égales, aux candidats de la région, dans une sorte d’affirmative action à l’américaine. C’est le message que les autorités ont décidé de délivrer pour rassurer les jeunes du Sud sur leur avenir et les écarter des chemins aventureux sur lesquels veulent les entraîner certains activistes, cherchant à exploiter le traumatisme ressenti par l’ensemble de la région après l’agression terroriste et la prise d’otages du site gazier d’In Amenas.
Finalement, les manifestations que les jeunes chômeurs du Sud ont organisées pour mieux se faire entendre par les responsables leur ont aussi permis d’affirmer leur ancrage résolument algérien et leur attachement à l’unité nationale et de repousser les « avances » des pêcheurs en eaux troubles. « Non à la fitna [division] dans le pays, l’Algérie appartient à tous », « Nord-Sud, l’Algérie dans tous les cœurs », « Unité nationale : ligne rouge », ont scandé les meneurs drapés dans l’emblème national, repris en chœur par les manifestants. À la grande confusion des souffleurs sur les braises, ils ont clamé que leur mouvement était uniquement social et que leurs revendications concernaient l’emploi, le développement régional, l’amélioration des conditions et du cadre de vie dans leur région, l’égalité des chances, la fin de la marginalisation sociale et culturelle dont ils souffrent. Quelques jours avant la manifestation, les notables de la communauté targuie, soudés autour de l’État, avaient mis en garde contre les « opportunistes » qui tentaient de parler en leur nom de jeter de l’huile sur le feu. Dans un communiqué, ils prévenaient : « Compte tenu de la situation qui prévaut sur nos frontières [la guerre du Mali, ndlr], la position géostratégique de notre région, la cacophonie et les déclarations confuses par lesquelles essaient de se positionner certains opportunistes », l’Amenokal est la « seule et unique » autorité traditionnelle de la région depuis des siècles.
Il ne faut pas exclure d’emblée toute manipulation étrangère dans cette brusque montée de la tension dans le Sud algérien. La présidente du Parti des travailleurs algérien (PTA), Louisa Hanoune, a affirmé lors d’un rassemblement qu’elle détenait des informations selon lesquelles des organisations non gouvernementales appartenant aux services de renseignements américains cherchaient à déstabiliser l’Algérie en s’appuyant sur les conditions économiques difficiles dans les régions sahariennes. Deux cents blogueurs algériens auraient été recrutés en Tunisie pour mener cette mission à travers les réseaux sociaux et les forums, dans le cadre d’un programme baptisé « nouvelle génération pour la démocratie en Algérie ». Même si ces informations n’ont pas été confirmées officiellement, les principaux chefs politiques de l’opposition ont appelé à la vigilance, l’Algérie étant l’un des rares pays de la région à avoir résisté à la vague des « printemps arabes » qui a ébranlé plusieurs États (Tunisie, Libye, Égypte, Yémen, Syrie) poussés dans les bras des islamistes au nom de la démocratie.
Le premier ministre algérien Abdelmalek Sellal, qui avait exercé en qualité de préfet dans la région, a très tôt perçu ce bouillonnement à la suite d’une longue réunion avec les notables, dans le sillage de la tragédie d’In Amenas et de l’intervention militaire française au Mali. Les répercussions de celle-ci se font déjà ressentir localement, à travers notamment l’afflux de réfugiés maliens et les premiers signes d’insécurité. De retour à Alger, il a convoqué un conseil interministériel regroupant les ministres de la Formation et de l’Enseignement professionnel, du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale, de l’Énergie et des Mines, du Commerce, de l’Agriculture et du Développement rural, ainsi que le PDG de la Sonatrach et le directeur de l’Agence nationale de l’emploi (Anem). De la réunion est sortie une instruction détaillant les mesures à prendre d’urgence en faveur de l’emploi dans les départements du Sud. Il s’agissait de remettre les pendules à l’heure en redonnant à l’État son rôle de régulateur.
Parmi les mesures annoncées figure celle relative à la lutte contre les écarts de salaires dus aux pratiques le plus souvent illégales des sociétés de sous-traitance. « À l’effet de prévenir toute forme de disparité salariale, les entreprises faisant appel à des prestataires de services pour la réalisation de travaux de toute nature sont tenues d’inclure dans les contrats de travail une clause portant sur l’application d’une grille de rémunération qui ne saurait être inférieure à 80 % de leur grille en vigueur pour des postes similaires », ordonne cette instruction. La rémunération des sociétés de sous-traitance ne pourra plus excéder 20 % du montant total de la prestation de services. L’instruction accorde par ailleurs la priorité de recrutement aux jeunes des départements du Sud qui connaissent un fort taux de chômage. « Le recours au recrutement d’une main-d’œuvre hors départements n’est autorisé que dans la proportion des postes à pourvoir n’ayant pas de profil correspondant localement », ajoute l’instruction. Les employeurs ont en outre l’obligation de notifier à l’Anem ou à la commune concernée tout emploi vacant dans leur entreprise. Ils doivent aussi transmettre à l’Anem toutes les informations relatives aux besoins en main-d’œuvre et aux recrutements effectués et assurer la formation du personnel sous-qualifié.
Parmi les autres mesures prises, Abdelmalek Sellal a décidé de faire bénéficier les jeunes promoteurs d’entreprise du Sud et les jeunes chômeurs qui s’y établissent de crédits bancaires sans intérêts afin de créer leurs micro-entreprises. « La bonification du taux d’intérêt des prêts accordés par les banques dans le cadre des dispositifs de soutien à la création de micro-activités gérées par l’Ansej et la Cnac [deux organismes d’encouragement à la création d’entreprises, ndlr] sera portée à hauteur de 100 % pour les projets initiés par les jeunes promoteurs et les chômeurs dans les dix wilayas du Sud », édicte le premier ministre. S’agissant des entreprises sous sa tutelle, le ministère de l’Énergie et des Mines doit désormais privilégier les micro-entreprises qui se verront aussi réserver 20 % des offres publiques d’emploi.
Abdelmalek Sellal a enfin avancé à fin avril la date butoir pour l’ouverture prévue d’un centre relevant du département de l’énergie et l’ouverture de plusieurs autres sections relevant de la formation professionnelle. Des mesures administratives seront prises à l’encontre d’éventuelles infractions à ces dispositions, dont le suivi sera assuré par un comité intersectoriel local présidé par le préfet, appelé à se réunir tous les mois. Officiellement, aucune société de placement privée n’exerce dans le Sud mais, dans les faits, des sociétés de services contournent la loi pour faire du placement. Il reviendra à l’Inspection du travail et aux divers services administratifs de traquer les contrevenants. Selon le ministère du Travail, plus de 4 000 recrutements illégaux ont été recensés en 2012 dans le Sud. La quasi-totalité des candidats embauchés venait d’autres régions. Ces chiffres donnent une idée sur l’ampleur des engagements pris par les autorités en faveur des jeunes.
Le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, Daho Ould Kablia, a pour sa part mis en évidence les efforts de l’État pour promouvoir le développement du Grand Sud. Il a indiqué que, au titre des trois derniers plans quinquennaux, une enveloppe de près de 500 milliards dinars avait été dégagée pour les treize départements du Sud (Adrar, Tindouf, Tamanrasset, Béchar, Illizi, Ghardaïa, El Oued, Biskra, Ouargla, Laghouat, El Bayadh, Naâma, Djelfa). Quelque 122 milliards de dinars ont été alloués pour le seul département d’Illizi durant la même période. Mais cet argent n’a pas toujours trouvé preneurs pour être investi à temps dans les projets prévus. Pour des raisons diverses, notamment le manque de moyens de réalisation et l’absence d’encadrement, les budgets alloués sont faiblement consommés, alors que les besoins sont criants. Les sommes restant à dépenser dépassent souvent 50 % des enveloppes financières.
Le Sud a par ailleurs bénéficié de plusieurs projets d’infrastructure : route, hydraulique, etc. Des projets de création d’agglomérations nouvelles dans la région sont à l’étude : quatre entre In Salah et Tamanrasset, deux entre Reggane et Adrar, ainsi qu’une importante agglomération entre Bechar et Tindouf. En outre il est prévu de développer l’agglomération de Bordj El Houas entre Illizi et Djanet. Estimant que le secteur des hydrocarbures ne peut à lui seul satisfaire « l’immense demande » d’emplois dans la région, Daho Ould Kablia a préconisé le « redéploiement » des jeunes vers d’autres domaines, comme l’agriculture et l’artisanat. Des palmeraies sont en train de dépérir faute de bras – alors qu’à l’orée des villes le nombre de chômeurs ne cesse d’augmenter. L’attrait du pétrole est le plus fort aux yeux des jeunes, qui estiment que les activités agricoles ne rapportent pas suffisamment. Ils affirment vouloir échapper aux conditions de vie très dures vécues par leurs parents. De nombreux experts de la région soutiennent que le développement rural offre des solutions d’avenir fort intéressantes pour le développement régional et que de jeunes exploitants bien formés pourraient par leur expertise et leur travail changer la condition paysanne.
Abdelmalek Sellal est allé dans ce sens en annonçant lors d’une tournée à Béchar – autre pôle saharien – la prochaine ouverture de plusieurs écoles agricoles régionales pour lancer le mouvement et assurer l’encadrement de l’agriculture saharienne, un « filon » prometteur. Il a annoncé par ailleurs l’ouverture dès la prochaine rentrée de trois nouvelles facultés de médecine à Laghouat, Béchar et Ouargla et la mise en chantier de plusieurs établissements hospitaliers, dont l’un spécialisé dans le cancer, qui entrera en service en 2015. Le ministre des Transports, Omar Tou, a pour sa part indique que plusieurs projets ferroviaires intéressant la région ont inscrits dans la loi de finance, comme la ligne Béchar-Adrar longue de 700 km et la ligne Béchar-Tindouf longue de 900 km qui entre dans le cadre de l’exploitation de la mine de fer de Ghar-Djebilet. Deux autres lignes sont programmées : Laghouat-Hassi-Messaoud et El Oued-Still, et les études d’une troisième, In Salah-Tamanrasset ont été lancées.
Ces projets coûteux et difficile à réaliser ne sont pas sortis du néant pour la circonstance. Ils figurent dans le Plan national d’aménagement du territoire (Pnat), appelé à être actualisé périodiquement tous les cinq ans en fonction de l’évolution des données socio-économiques du pays. Le Pnat, qui reconnaît l’existence d’un déséquilibre entre le Nord et le Sud, se propose de rétablir l’équilibre pour « changer l’image » de l’Algérie et « assurer un développement durable et équilibré pour toutes les régions du pays à l’horizon 2030 ». Il propose aussi de rendre le Sud plus attractif pour les investisseurs étrangers dans d’autres activités que les hydrocarbures. Outre l’agriculture, la région recèle un potentiel touristique considérable, dont l’exploitation ne fait que commencer.